Survivre pour le théâtre jeunesse du Québec

Une scène de la pièce «176 pas»
Photo: Michel Pinault Une scène de la pièce «176 pas»

Au Québec, plus une compagnie ou un diffuseur présente des spectacles jeunesse, plus il perd de l’argent. Comment les artisans de ce domaine vivent-ils cette réalité ? Quatre réponses.

Théâtre de l’Œil, Montréal, fondé en 1973

Spectacles phares : Le porteur,   176 pas

« Jamais on n’a été viables sans aide gouvernementale », explique Joël Losier, directeur de ce théâtre précurseur au Québec. L’Œil, au fil du temps, a donné 5800 représentations dans 12 pays. Ses 31 productions ont été vues par 1,4 million de spectateurs. Le porteur/The Star Keeper, créé en 1997, est le hit, joué 800 fois sur 20 ans, un peu partout.

« On est dans un système qui valorise la nouveauté », souligne M. Losier. Même si, en jeunesse, le public se renouvelle très rapidement, en un à trois ans, « un diffuseur qui a acheté une pièce il y a dix ans ne va pas vouloir la reprendre, parce que, lui, [il] la reconnaît ».

Et à L’Œil, les créations coûtent cher. Toutes axées sur les marionnettes, elles ont une conception qui exige en partant 4000 heures de travail en atelier. « C’est là qu’on conçoit la marionnette, le castelet, les accessoires, qu’on trouve l’âme », précise le directeur.

« On a été choyés », estime M. Losier, « car on était des premières compagnies jeunesse. Quand les diffuseurs ont ouvert, on les a privilégiés, pour sortir enfin des gymnases d’école et encourager la professionnalisation du théâtre jeunesse, et pour que les jeunes prennent l’habitude aussi d’aller dans les théâtres. »

Pendant cette époque bénie, L’Œil a pu se faire un fonds de réserve, y piochant et le remplissant régulièrement, assurant sa santé financière. Ce fonds, « on est en train de l’épuiser, cette saison-ci. On est très, très fragiles ».

L’an dernier, L’Œil, qui fêtait ses 50 ans, a réussi à chercher 53 000 $ lors de son premier événement philanthropique — soit 6 % de ses revenus. « Il faut y arriver encore cette année… » admet M. Losier, conscient que, sans anniversaire, la tâche sera ardue.

D’autant qu’il est toujours plus dur d’intéresser des mécènes au jeunesse. « Tout ce qui touche à l’enfance est toujours dévalorisé », déplore le directeur.

Les Incomplètes, Québec, fondée en 2011

Spectacles phares : Édreron, Terrier

Faire du théâtre pour les 0 à 5 ans ? « On considère le tout-petit comme une personne à part entière, en respectant le fait qu’il est capable de sentir, et peut-être même d’être absorbé mieux que nous dans l’abstraction et la poésie… mais pas capable de s’asseoir pogné en sandwich dans un siège de théâtre qui va se refermer sur lui », explique Laurence Primeau Lafaille, « codirectrice de toutte » aux Incomplètes.

Le théâtre pour bébé, dit-elle, est un art du soin autant que de l’esthétique et du partage. Ces mini-spectateurs ont besoin de faire partie de petites salles, de 30 à 80 spectateurs. « Avant la pandémie, notre diffusion était surtout internationale, de 60 % à 70 % hors Québec. » De 2016 à 2017, la compagnie a donné une centaine de représentations par année de trois productions différentes.

Puis effondrement du marché. Cette année ? Soudain les îles, la dernière création, a roulé 15 fois l’an dernier. « Tu fais pas ton année avec ça. On est en train de reconstruire notre réseau international. Ça se passerait bien, mais on est trop éparpillés… »

Photo: Émilie Dumais Une scène de la pièce «Soudain les îles»

La compagnie est passée de quatre employés à deux, « et on est encore déficit structurel. Les deux directrices [les dernières employées], on est payées net 29 000 $ par an chacune. La compagnie est soutenue à hauteur de 126 000 $ par année par les subventionneurs, notre fonctionnement nous coûte 160 000 $, pour un budget annuel qui va de 350 000 $ à 400 000 $. Du CALQ, on reçoit 60 300 $ par année. Une production nous coûte de 70 000 $ à 100 000 $ à faire. Ça ne peut pas marcher. »

« On est rendues à choisir entre notre survie personnelle et celle de notre organisme. Si rien ne change, la compagnie fermera en 2027. »

La créatrice croit profondément en sa mission. « Emmener un tout-petit dans un théâtre, à la rencontre d’adultes qui les mettent dans un état d’émotion esthétique, qui l’amènent à voir de nouvelles images, à être dans de nouveaux environnements sensoriels, c’est énorme pour le développement — un moteur social, et l’ouverture de possibles. Et il y a plein de parents qui vivent leur première fois au théâtre avec nous, par désir de faire vivre une expérience riche à leur enfant. »

Tout à trac, Montréal, 1998

Spectacles phares : Alice aux pays des merveilles, Pinocchio

« Survivre ne devrait pas être l’objectif premier des compagnies de théâtre, des artistes et travailleurs culturels, encore plus en ce qui a trait au théâtre jeune public », estime Michel Tremblay, directeur général de cette compagnie qui donne autant en adulte qu’en jeunesse — une navigation qui aide en ces temps difficiles.

Tout à Trac a produit depuis sa fondation trois spectacles jeune public, tous d’une longévité exceptionnelle, plusieurs tout public. « Pinocchio [2012], on l’a fait sur la carte de crédit, sachant qu’il nous faudrait vendre minimum 300 représentations pour arriver financièrement. On l’a fait », dit le directeur.

Au fil du temps, la compagnie a pu augmenter ses cachets au-delà des sommes habituellement consenties. « On a aussi levé nos jauges : on fait des salles de 400 places. Des fois, je sais qu’on échappe peut-être une cinquantaine de jeunes, mais ça aide nos diffuseurs à payer les cachets qu’on demande, qui nous permettent de payer nos artistes un peu mieux — certains travaillent avec nous depuis 20 ans. »

La compagnie « est correcte », actuellement. Mais les tournées américaines que Tout à Trac faisaient, elles, se sont effritées peu à peu. « On revient tout juste de jouer Pinocchio à New York. Avant, j’aurais booké deux mois de spectacles. Là, on a joué deux jours… »

Les Gros Becs, diffuseur, Québec, fondé en 1987

Aux Gros Becs, ce sont les représentations scolaires qui sont déficitaires. Et elles sont nombreuses, très nombreuses. « L’an dernier, notre fréquentation scolaire a augmenté de 160 % par rapport à avant la pandémie », rapporte Jean-Philippe Joubert, directeur général et codirecteur artistique. « Cette année, on va faire 116 représentations scolaires, et y accueillir 23 000 jeunes. C’est beaucoup pour nous. On est dans un équilibre fragile, qui fonctionne » grâce au soutien gouvernemental pour les sorties scolaires.

« Mais on n’est pas capables d’augmenter les cachets qu’on offre aux compagnies, et on sait qu’ils sont trop bas… 100 % de notre revenu de billetterie est pourtant redirigé vers ces cachets. Et si les compagnies et les organismes tombent, c’est tout le développement de public qui va en souffrir », souligne M. Joubert.

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