La solidarité aux pieds d’argile
L’heure est à une pugnace unité au Canada. C’est à qui se montrera le plus déterminé face à la menace de Donald Trump. Les ventes des casquettes de Doug Ford qui proclament que le pays n’est pas à vendre battent des records. Justin Trudeau a retrouvé ses réflexes de boxeur. Les libéraux aspirant à sa succession trépignent d’en découdre avec le futur gouvernement américain.
Au Québec, François Legault semble renaître, lui qui paraissait au bout du rouleau. Alors que 100 000 emplois sont en jeu, il devient urgent de mobiliser la nation sans se laisser distraire par des histoires de compressions dans le réseau de la santé.
Dans cet élan de solidarité pancanadienne, la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, qui défend son pétrole bec et ongles, est présentée comme une véritable traîtresse, tandis que Pierre Poilievre, coincé entre l’intérêt national et sa clientèle de l’Ouest, s’est inscrit aux abonnés absents.
Un plan pour répliquer aux tarifs américains serait fin prêt et applicable dès leur entrée en vigueur. La question est de savoir dans quelle mesure cette solidarité peut résister aux sacrifices qu’imposerait nécessairement une guerre commerciale avec nos voisins du Sud.
Car même si le pays tout entier était touché à un degré ou un autre, le Québec a une trop longue expérience des fronts communs pour s’imaginer qu’il n’existe aucun risque d’une érosion dont il fait généralement les frais.
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Tout le monde comprend que, le pétrole étant à la fois le moteur de l’économie albertaine et le plus important produit exporté aux États-Unis, Danielle Smith puisse être inquiète. Il est évident qu’elle a discuté de tout cela avec M. Trump quand elle s’est rendue à Mar-a-Lago, et elle a sans doute reçu l’assurance que les tarifs douaniers de 25 % qu’il projette d’imposer sur les produits canadiens ne s’appliqueraient pas au pétrole.
Mme Smith n’est certainement pas non plus disposée à ce que ce droit de douane soit remplacé par une taxe que le Canada instaurerait sur ces mêmes produits pour répliquer aux tarifs qu’imposeraient les États-Unis à d’autres secteurs de l’économie canadienne.
« Tout est sur la table », ont clamé à l’unisson ses homologues provinciaux, y compris l’hydroélectricité du Québec et l’industrie automobile de l’Ontario. Ils ont également affirmé qu’aucune région du pays ne devrait être atteinte plus qu’une autre. Un pour tous, tous pour un ! Dans une guerre commerciale, il tombe cependant sous le sens que les bleuets du Nouveau-Brunswick ou le sirop d’érable ne constituent pas des armes aussi dissuasives que le pétrole de l’Alberta, même s’ils s’avèrent sans doute de plus nobles produits.
Soit, Donald Trump est un goujat sans morale ni scrupule, mais personne ne conteste ses talents de négociateur. Même l’observateur le moins attentif peut constater que l’hétérogénéité économique, politique et culturelle du Canada constitue plus que jamais son point faible. Il n’a de colossal que sa géographie ; il a des pieds d’argile.
D’ailleurs, M. Trump n’a qu’à s’inspirer de l’exemple du gouvernement canadien lui-même, qui a l’habitude de profiter de la division des provinces pour leur imposer ses vues. Les négociations sur le Transfert canadien en matière de santé en offrent un exemple récurrent.
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La note publiée vendredi par l’économiste principale du Mouvement Desjardins Florence Jean-Jacobs s’appuie sur un scénario particulièrement inquiétant pour le Québec. Elle juge « probable que les secteurs de l’énergie et de la fabrication automobile bénéficient d’exemptions de tarifs, bien qu’un haut niveau d’incertitude demeure ».
Il est en effet plausible que les États-Unis épargnent les produits canadiens dont ils sont les plus dépendants et sur lesquels l’imposition de tarifs aurait l’effet le plus négatif pour les consommateurs américains.
Ce ne serait pas le cas pour les secteurs dans lesquels il leur serait plus facile de trouver des produits de substitution. Parmi ces secteurs, plusieurs qui sont de première importance au Québec sont cités dans la note de Desjardins, notamment l’aéronautique, l’aluminium, le bois ou encore l’alimentation.
Que ce soit maintenant ou lors de la renégociation de l’accord de libre-échange en 2026, le Canada devra faire des concessions. Il y aura forcément des victimes, auxquelles on offrira des compensations qui ne seront pas à la hauteur des dommages causés. La solidarité canadienne risque alors d’être mise à rude épreuve. Si, comme le croit Desjardins, le secteur de l’automobile est exempté des tarifs américains, jusqu’à quel point Doug Ford sera-t-il toujours disposé à le taxer pour défendre l’aluminium ou les bleuets ?
Le Canada prendra-t-il le risque de provoquer une crise majeure en forçant la main à l’Alberta ? Ou préférera-t-il sacrifier la gestion de l’offre en se disant que si les Québécois avaient le courage de quitter la fédération, ils l’auraient fait il y a longtemps ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.