Sacrifier l’Alberta pour sauver le Canada

En formulant des réponses possibles à la menace des tarifs douaniers américains, les premiers ministres ont parlé d’une seule voix, ou presque, cette semaine en déclarant qu’aucune option ne doit être exclue. À l’exception notable de Danielle Smith, qui s’oppose farouchement à une suspension possible des exportations de pétrole vers les États-Unis, le premier ministre fédéral, Justin Trudeau, et ses homologues provinciaux ont convenu que le Canada devait brandir la menace d’un embargo énergétique afin de maximiser son rapport de force vis-à-vis du président désigné Donald Trump, qui sera assermenté lundi.

De prime abord, l’idée peut sembler attrayante. De tous les produits que le Canada vend aux États-Unis, le pétrole occupe de loin la première place, générant un surplus commercial énorme. En 2023, le Canada a exporté pour plus de 120 milliards de dollars d’or noir vers les États-Unis. En comparaison, les ventes d’électricité se sont chiffrées à environ 4 milliards.

Quoi qu’en pense Jean Chrétien, la suspension des exportations d’électricité canadienne ne forcerait pas M. Trump à gravir la tour new-yorkaise qui porte son nom muni de bougies pour se rendre à son bureau. La quasi-totalité de l’électricité québécoise envoyée aux États-Unis se vend par l’entremise d’un marché de gros destiné à satisfaire la pointe de demande en été, et les quantités diminuent grandement depuis 2023 en raison d’une baisse importante du niveau d’eau dans les réservoirs d’Hydro-Québec. Le gros contrat de la société d’État qui prévoit la fourniture de 10,4 térawattheures à l’État de New York sur une base annuelle fixe n’entrera en vigueur qu’après l’achèvement de la ligne de transmission Champlain Hudson Power Express, en 2026. Pour le moment, les États-Unis peuvent se passer de l’électricité canadienne sans grande difficulté.

En revanche, une suspension des exportations de pétrole vers les États-Unis ferait beaucoup de mal à l’économie américaine. Nos voisins du Sud achètent pour plus de 4 millions de barils par jour de pétrole canadien, et l’Alberta compte pour environ 90 % de ces exportations. Le Canada fournit 60 % des importations américaines d’or noir et environ 20 % du pétrole consommé aux États-Unis. Une suspension entraînerait une hausse marquée des prix à la pompe, ce qui mettrait M. Trump dans l’embarras auprès de ses électeurs. D’où l’idée de garder cette option en réserve au cas où le président américain mettrait à exécution sa menace d’imposer des droits de douane de 25 % sur tous les produits canadiens.

Or, la suspension des exportations de pétrole engendrerait aussi des dommages collatéraux énormes pour le Canada, et surtout pour l’Alberta. Les États-Unis constituent essentiellement le seul marché d’exportation du pétrole canadien. L’entrée en service du pipeline Trans Mountain réduit quelque peu la dépendance canadienne à l’égard du marché américain, mais pas assez pour que l’économie absorbe le choc d’une suspension des exportations vers les États-Unis. Cette mesure priverait les gouvernements fédéral et albertain de milliards de dollars, ce qui plongerait l’économie canadienne en récession et mettrait des dizaines de milliers d’Albertains au chômage.

Même avant la rencontre de mercredi, Mme Smith avait opposé une fin de non-recevoir à la menace d’un embargo énergétique comme riposte à d’éventuels tarifs douaniers américains. Si Ottawa procède à une interruption des exportations de pétrole, « il se retrouvera aux prises avec une crise d’unité nationale en même temps qu’une crise avec nos partenaires commerciaux américains », avait-elle fait valoir dimanche après avoir brièvement rencontré M. Trump à Mar-a-Lago.

Son refus d’apposer sa signature à la déclaration commune des premiers ministres lui a valu des critiques acerbes de la part de ses homologues canadiens, dont le premier ministre de l’Ontario, le conservateur Doug Ford, qui craint pour le sort que M. Trump réserve à l’industrie ontarienne de l’automobile. « Protège ta région, mais le pays vient en premier. Le Canada est la priorité », a-t-il affirmé. De la musique aux oreilles de M. Trudeau, qui a déclaré : « Tous les premiers ministres sauf Mme Smith ont choisi de mettre le Canada d’abord et de se rassembler en équipe Canada pour faire front commun contre l’approche injuste de l’administration américaine qui arrive. Je pense que c’est à Mme Smith d’expliquer pourquoi elle a choisi de ne pas mettre les Canadiens en premier. »

Quant au conservateur fédéral Pierre Poilievre, il est resté coi sur les déclarations de Mme Smith, fustigeant plutôt les libéraux qui « veulent gagner des élections en divisant les Canadiens d’une province à l’autre ». Il a aussi critiqué le gouvernement Trudeau pour avoir bloqué la construction d’oléoducs et d’usines de liquéfaction de gaz naturel qui auraient permis au Canada d’augmenter ses exportations énergétiques vers l’Asie et l’Europe et ainsi de réduire sa dépendance par rapport aux États-Unis.

Une suspension des exportations de pétrole vers les États-Unis constituerait, selon toute vraisemblance, une réponse de dernier recours aux mesures punitives que M. Trump pourrait imposer au Canada. Certains observateurs comparent cette mesure à l’option nucléaire, advenant une guerre commerciale entre les deux pays. Il n’empêche que son évocation rappelle d’amers souvenirs en Alberta, le Programme énergétique national de Pierre Elliott Trudeau, qui visait à fixer le prix du pétrole sur le marché intérieur à un niveau plus bas que le prix mondial, ayant privé le Trésor albertain de milliards de dollars en revenus. On avait alors sacrifié les intérêts de l’Alberta pour protéger les économies — et des sièges libéraux — de l’Ontario et du Québec.

On peut critiquer le manque de patriotisme de Mme Smith, qui ne manque jamais une occasion de fustiger le gouvernement fédéral. Mais peut-on vraiment lui reprocher son sentiment de déjà-vu ?

Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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