Le rêve brisé de mégalotrump
Il se voyait déjà, je suppose, immortalisé dans le roc, sur le mont Rushmore, avec les autres présidents qui ont transformé le pays. Ce serait logique, car il aurait doublé la superficie américaine en avalant le Canada. Se demandait-il si on allait sculpter son visage à gauche ou à droite ? Sachant que la disposition des têtes des géants sur la montagne ne se prête pas vraiment à un ajout, pensait-il plus simplement en remplacer un ? D’autant qu’il y a cet Abraham Lincoln qui, quand on y pense, était très investi dans la diversité et l’inclusion, des thèmes qui n’ont plus la cote.
Mais son rêve expansionniste s’est effondré au 14e jour de sa présidence. Il s’en est ouvert, avec sa transparence habituelle, dans le Bureau ovale. Interrogé sur ce que le Canada pouvait concrètement offrir pour éviter les tarifs, Donald Trump fut limpide : « Ce que j’aimerais, c’est que le Canada devienne notre 51e État. » Il n’a besoin de rien de notre part, pense-t-il, au mépris de la réalité. Mais voilà, on n’a pas tout ce qu’on veut dans la vie, même lorsqu’on est président des États-Unis. Pourquoi ? Sa réponse : « Alors, j’aimerais voir ça. Certains disent que ce serait une long shot. Si les gens étaient prêts à jouer le jeu correctement, ce serait certain à 100 % qu’ils deviendraient un État. Mais beaucoup de gens ne veulent pas jouer le jeu, car leur résistance à la douleur [est trop faible] — et il y aurait un peu de douleur, mais pas énormément. La douleur serait vraiment la leur [aux Canadiens]. »
Ne cherchez plus. Le grand négociateur machiavélique dont on scrute en vain les stratégies géniales n’en avait tout simplement pas. Il voulait nous avaler, comme il le disait depuis le début. La cheffe du Parti vert, Elizabeth May, rapporte qu’Ottawa en était venu à la même conclusion. L’enjeu, lui a dit le premier ministre en privé, en était un de « souveraineté canadienne ».
Mais Trump s’y est pris comme un manche. D’abord, il n’a jamais préparé le terrain pour un objectif aussi ambitieux. Il n’en a pas parlé pendant sa campagne électorale. Ne s’est pas assuré d’avoir des appuis solides parmi ses plus fidèles partisans. On cherche en vain les déclarations de sénateurs ou de gouverneurs trumpistes reprenant son rêve continental. Voilà un homme qui s’est fait larguer par des alliés qu’il n’a pas su cultiver.
Selon le Wall Street Journal, pendant les 48 heures précédant le délai annoncé pour l’imposition des tarifs, la pression exercée sur le président pour assouplir sa position fut intense. Sa cheffe de cabinet, Susie Wiles, avait au bout du fil les représentants du secteur de l’automobile, catastrophés de l’impact que les tarifs allaient générer. Une exemption pour ce secteur fut proposée à Trump, qui l’écarta. Son futur secrétaire au Trésor, Scott Bessent, le priait d’introduire un tarif d’abord plus léger, quitte à l’augmenter par la suite. Proposition rejetée. Même le faucon parmi les faucons, son conseiller Stephen Miller, trouvait l’approche contreproductive.
Les élus républicains, tétanisés par leur chef et craignant, s’ils le contredisent, pour leur avenir politique, commençaient lundi à se faire entendre. Le sénateur du Kentucky, Rand Paul, fut le premier à sortir du rang, affirmant que cette taxe était contraire au credo conservateur. Le sénateur républicain de l’Iowa, Chuck Grassley, fut plus niché sur X : « J’implore le président Trump d’exempter la potasse du tarif parce que les fermes familiales achètent l’essentiel de leur potasse du Canada. » Le leader sortant du Sénat, Mitch McConnell, dénonça l’idée de tarifs contre le Canada à 60 minutes. Le représentant Don Bacon, du Nebraska, s’interrogea : « Nous avons déjà une entente commerciale et elle est bonne. Je ne comprends pas. »
On ne peut qu’imaginer l’ampleur de la pression interne exercée par les autres élus. La crainte de perdre des sièges à la Chambre des représentants à l’élection de novembre 2026 pour avoir volontairement provoqué une flambée inflationniste, donc de perdre la majorité républicaine, a dû peser lourd.
Lundi, le décrochage des marchés est venu illustrer l’ampleur du danger économique imminent. Trump a mal accueilli l’éditorial du Wall Street Journal l’accusant de vouloir mener « La guerre commerciale la plus stupide de l’histoire ». Il accusa le quotidien, propriété de son ami Rupert Murdoch, d’être sous la botte des Chinois. Sa mauvaise humeur a dû être plus grande mardi, le titre de l’édito étant : « Trump cède sur les tarifs nord-américains ». « Trump n’admet jamais avoir commis une erreur, y lit-on, mais il change souvent d’avis. » Les concessions qu’il a obtenues en échange de la suspension des tarifs sont mineures et « rien de tout cela ne prouve que les tarifs relevaient d’une stratégie géniale, comme l’affirment ses partisans ».
Le lien de confiance est brisé. « Les tarifs de 25 % pourraient revenir dans un mois, reprend le Journal, si M. Trump est de mauvaise humeur ou s’il n’aime pas une déclaration d’un leader étranger. »
Le président orange a donc perdu sur tous les tableaux. Son rêve du 51e État est un lamentable échec, dont il est seul responsable, tant il l’a mal préparé. Sa réputation de négociateur sort en lambeaux tant la récolte est mince au regard de l’ampleur de la menace brandie. Il n’est pas qu’un tigre de papier, selon l’expression chinoise, car sa capacité de nuisance est toujours massive. Mais c’est un colosse aux pieds d’argile.
Il était prêt à faire subir à son peuple une bonne dose de douleur économique dans le but d’atteindre son grand dessein, être autant le président de Lethbridge et de Mississauga que de Charleston et San Diego. Mais la faible tolérance à la douleur de ses alliés, et de ses électeurs, l’oblige à lâcher prise. Remarquez, il aurait pu s’en douter, lui qui a gagné le vote populaire notamment parce que les électeurs estimaient trop élevé, sous les démocrates, le prix de la douzaine d’œufs.
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