Que reste-t-il des questions de responsabilité de Derrida?

Une méconnaissance du travail et de l’enseignement de Derrida dans ses séminaires, par exemple, en a mené plusieurs à le considérer comme un penseur «dangereux».
Illustration: Tiffet Une méconnaissance du travail et de l’enseignement de Derrida dans ses séminaires, par exemple, en a mené plusieurs à le considérer comme un penseur «dangereux».

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le 9 octobre dernier marquait l’anniversaire de la disparition du philosophe Jacques Derrida, dont l’oeuvre prolifique marqua le paysage intellectuel de la seconde moitié du XXe siècle. Auteur d’une oeuvre exigeante et du concept de « déconstruction », Derrida n’a jamais cessé de remettre en question les présupposés de la pensée occidentale et d’en ébranler les a priori, notamment à l’égard de ce qu’on appelle en philosophie la « métaphysique ».

La déconstruction — qui vise non pas à détruire ou à nier le sens de l’être, des identités ou des origines, mais à ouvrir l’espace d’un questionnement quant à nos certitudes — eut pour effet de multiplier les incompréhensions et prêta le flanc à de multiples attaques et polémiques.

Une méconnaissance du travail et de l’enseignement de Derrida dans ses séminaires, par exemple, en a mené plusieurs à le considérer comme un penseur « dangereux ». Pourtant, aujourd’hui plus que jamais peut-être, l’oeuvre de ce philosophe nous rappelle la nécessité de penser à contretemps, et contre soi-même aussi, c’est-à-dire là où la pensée critique se prend elle-même pour objet et où, en cours d’élaboration, elle est toujours déjà en train de se déconstruire.

« Dès qu’il est saisi par l’écriture, le concept est cuit », affirmait Derrida, non sans cette pointe d’humour qui le caractérisait aussi.

Apprendre à vivre

Jacques Derrida est né en 1930 en Algérie dans une famille de tradition juive. C’est d’abord la littérature qui l’intéresse, et il caresse un temps le désir de devenir joueur de soccer professionnel. Il arrive à Paris au tournant des années 1950 et il fréquente les grandes écoles, côtoyant les Michel Foucault, Michel Serres, Pierre Bourdieu et bien d’autres. Il se lie alors d’amitié avec Louis Althusser, qui est aussi son professeur.

Ses études se tournent vers la phénoménologie et plus particulièrement vers le philosophe Edmund Husserl, ce qui aboutira à une thèse de doctorat et à un premier livre en 1962, une longue introduction à la traduction de L’origine de la géométrie de Husserl. C’est toutefois l’année 1967 qui donne un remarquable coup d’envoi à son oeuvre philosophique, avec la publication de trois livres majeurs : De la grammatologie, L’écriture et la différence, ainsi que La voix et le phénomène.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

En 1974, Glas, un livre concept dont le dispositif en deux colonnes marque le début d’une écriture de plus en plus exploratoire, s’avère une véritable « aventure éditoriale aussi bien que graphique, littéraire et philosophique ».

Au même moment, l’engagement derridien pour la transmission et la relance de la tradition philosophique, et ce, dès l’école primaire, se fait de plus en plus pressant, notamment par le truchement d’institutions audacieuses et de pratiques créatives. On pensera entre autres à sa participation remarquée aux États généraux de la philosophie en 1979, à la création d’une importante collection, « La philosophie en effet », avec Sarah Kofman, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, et à des projets d’envergure qui tentent de penser différemment l’enseignement de la philosophie et de la littérature.

Déconstruction

Peut-être plus connue à l’extérieur de la France que chez lui — au Canada, bien sûr, mais surtout aux États-Unis — , la déconstruction en vient à occuper une place autant dans les départements de philosophie, où elle fait polémique, que dans ceux de littérature, de théologie, d’histoire de l’art, d’architecture et même de droit, annonçant les cultural, gender et queer studies, frayant avec les études postcoloniales.

Une proximité jugée complaisante avec la pensée du philosophe Martin Heidegger (proche du Parti nazi) et une amitié avec Paul de Man, alors professeur à Yale (dont on apprendra le passé collaborationniste), auront toutefois entaché une partie de sa carrière, Derrida ayant condamné leurs actes et leurs prises de position, mais refusant de rompre avec leur pensée pour autant.

Les années 1990 marquent quant à elles non seulement une approche plus intime dans son écriture, mais aussi ce que d’aucuns appellent le tournant « éthique » de sa pensée. Derrida se consacra à partir de ce moment — et jusqu’à sa mort — aux « questions de responsabilité » : le secret, le témoignage, l’hospitalité, le parjure, le pardon, la peine de mort, l’animalité et la souveraineté.

Se sachant à la veille de mourir, Jacques Derrida accorda une entrevue célèbre qui sera publiée plus tard sous le titre Apprendre à vivre enfin. Il confiait alors au journaliste Jean Birnbaum qu’il avait le sentiment paradoxal qu’on ne commencerait à le lire sérieusement qu’après sa mort et qu’après celle-ci, il ne resterait rigoureusement plus rien. « Il me faut vous apprendre à m’apprendre à me lire », écrivait-il ailleurs.

Contradiction

Cette double exigence contradictoire de la fidélité à une pensée comme celle de Jacques Derrida se retrouve au coeur même de son concept phare de « déconstruction ». Il faut savoir hériter aussi bien qu’il faut savoir ne pas hériter : d’un monde, de cultures, de pensées qui sont à la fois les nôtres et qui ne nous appartiennent pourtant pas en propre. « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », écrivait encore Derrida dans Le monolinguisme de l’autre.

À la fois intenable et intolérable (impossible, suggérerait-il certainement), cette position à l’égard de l’héritage est à la fois plus et moins qu’un simple refus ou qu’une simple infidélité : il s’agit de se placer contre ce monde, contre cette culture, contre ces pensées.

Mais Derrida, toujours attentif aux mots et à ce qui dans la langue travaille le concept de l’intérieur, nous ferait sûrement remarquer que « se placer contre », c’est aussi bien se placer en opposition que prendre appui (se placer tout contre, se lover).

La déconstruction, on le comprendra dès lors, ne peut pas structurellement s’en tenir à une définition, car c’est un parti pris pour le pluriel, si bien que l’on a pris l’habitude de la définir par la négative : ce n’est ni une analyse (car il s’agit justement de montrer l’instabilité et les lignes de force en puissance dans ce que nous postulons être indécomposable), ni une méthode (car ce n’est pas un chemin à suivre ou une procédure), ni une critique (mais plutôt un doute à l’égard des autorités décisionnelles explicites ou implicites qui fondent les critères).

Ainsi, ce qui apparaît à première vue comme une fuite ou un jeu agaçant sur les mots s’avère en fait la conséquence directe d’une déconstruction déjà à l’oeuvre dans la pensée, dans l’écriture surtout, et dans nos institutions. En ce sens, la tâche la plus pressante de la philosophie et, pourquoi pas, de la littérature, serait de relever ce processus de déconstruction inévitable, ce principe de ruine au coeur de chacune de nos constructions, là où elles se donnent l’aspect d’une origine, d’un fondement ou d’une présence.

Responsabilité

Mais Jacques Derrida est bien plus que le chantre de la déconstruction, c’est aussi le penseur du pardon et de la réconciliation. Il consacra en effet les 13 dernières années de sa vie à un séminaire intitulé Questions de responsabilité, où il développa une réflexion éthique exigeante et patiente, à contretemps donc, quant à ce que c’est que d’être « responsable » et de répondre de soi et de l’autre.

En 1981, il avait déjà été arrêté à Prague pour avoir soutenu les intellectuels tchèques dissidents lors d’un séminaire clandestin, mais la réflexion dans son séminaire se fait de plus en plus politique à partir des années 1990, où il remet en question l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité dans le contexte de la Shoah et de l’après-guerre, suit de près la Commission de la vérité et de la réconciliation en Afrique du Sud, multiplie les prises de position favorables aux sans-papiers et contre la peine de mort, et se rend même à New York au lendemain des attentats du 11 Septembre pour analyser avec Jürgen Habermas les politiques américaines dont il montre le caractère auto-immunitaire.

Ces « questions de responsabilité », ce sont encore celles qui animent les enjeux les plus actuels, et nous aurions tout intérêt à nous replonger dans le dernier grand cycle d’enseignement de Derrida pour mieux nous approcher du conflit israélo-palestinien, par exemple, ou des rapports de domination et de souveraineté en jeu en ce moment en Ukraine ; pour nous aider à mieux penser l’éclatement de la notion d’identité ou de la frontière poreuse entre l’humain et l’animal ; ou encore de l’opposition entre le droit et la justice, entre la foi et la science ; de l’intelligence artificielle, enfin, car le philosophe a toujours été particulièrement attentif à ce qui, dans les dispositifs, rend possible et limite d’un même mouvement notre rapport au monde, au commun, à l’autre aussi bien qu’à ce nous croyons être nous-mêmes.

Si la déconstruction doit avoir une certaine postérité en tant que posture intellectuelle, c’est bien comme une démarche fondamentalement positive, ce que n’a jamais manqué de faire remarquer Derrida : il s’agit toujours de déconstruire pour mieux construire.

Contrairement à ses détracteurs, celui-ci se gardait en effet de confondre déconstruction et destruction. On s’étonnera dès lors que le mot, pour ne pas dire l’idée de « déconstruction », provoque encore autant de débats houleux, surtout en France, alors même qu’il était utilisé par Derrida avec beaucoup de circonspection.

Au contraire, le legs philosophique de Derrida apparaît de plus en plus nécessaire pour éviter les pièges de l’idéologie et pour mieux comprendre les nouvelles approches en sciences humaines. Ce que nous rappelle la déconstruction, c’est bien qu’il est nécessaire de penser la complication, le détour, la marge, et que ceci est même souhaitable — qu’il y va d’une certaine responsabilité — , à défaut de quoi on court le risque de la simplicité, et, trop souvent, du simplisme.

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