Les Républiques sont-elles mortelles?

Rome a surtout servi de point de référence à l’articulation de la pensée politique des révolutionnaires américains, que ce soit dans leur réflexion sur la nature de la meilleure forme de gouvernement ou dans leur combat contre le pouvoir colonial britannique.
Photo: Illustration Tiffet Rome a surtout servi de point de référence à l’articulation de la pensée politique des révolutionnaires américains, que ce soit dans leur réflexion sur la nature de la meilleure forme de gouvernement ou dans leur combat contre le pouvoir colonial britannique.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Les républiques sont-elles mortelles ? C’est la question que posait l’historien américain Edward J. Watts dans un essai sur la chute de la République romaine au Ier siècle avant notre ère, paru en 2018. Le titre de cet ouvrage est révélateur du climat politique qui prévalait aux États-Unis, alors à mi-mandat de la présidence de Donald Trump.

L’histoire est toujours fille de son temps, comme nous le rappelait Fernand Braudel, et ce livre traduisait les inquiétudes de l’historien devant les dérives d’un certain populisme qui semblaient faire écho à un passé bien plus lointain.

La question que posait Watts n’était pas dénuée d’intérêt, puisque la Rome antique fait partie du référentiel politique américain depuis l’époque des Pères fondateurs. Elle marque le paysage urbain des capitales américaines par la présence de leurs parlements baptisés « capitoles » (lointaine référence à la colline romaine qui abritait le temple de Jupiter), tout comme elle a laissé son empreinte dans la toponymie du pays (pensons à Cincinnati, qui évoque la figure de l’un des grands héros de l’histoire romaine).

Selon la période sur laquelle on décide de tourner le regard, Rome a tantôt servi de modèle idéal, tantôt de repoussoir. Elle a surtout servi de point de référence à l’articulation de la pensée politique des révolutionnaires américains, que ce soit dans leur réflexion sur la nature de la meilleure forme de gouvernement ou dans leur combat contre le pouvoir colonial britannique.

Le meilleur des régimes

Suivant la tradition, la République aurait été instaurée en 509 avant notre ère, lorsque le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, fut renversé par un complot aristocratique mené par Lucius Brutus.

Le terme « res publica » ou « chose publique », c’est-à-dire tout ce qui concernait la communauté politique romaine, en vint à désigner, à l’époque moderne, un type de gouvernement non monarchique. Les hommes politiques qui ont mené la Révolution américaine et qui ont par la suite participé, à Philadelphie, à la rédaction de la Constitution du jeune pays étaient comme tous les hommes lettrés du XVIIIe siècle pétris de culture classique et réfléchissaient souvent aux enjeux de leur temps le regard tourné vers l’Antiquité.

Pour Alexander Hamilton (1757-1804), premier secrétaire au Trésor sous la présidence de George Washington, Rome avait été la « nourrice de la liberté » (« nurse of freedom » ; 1774), la République ayant atteint « le plus haut sommet de la grandeur humaine » (1788). On retrouve cette même admiration chez John Adams (1735-1826), deuxième président des États-Unis, pour qui les institutions romaines auraient permis « de former le plus noble des peuples et la plus grande puissance qui ait jamais existé » (Defence of the Constitutions of the United States of America, 1787).

La République romaine (et non l’Empire), dirigée par une assemblée de propriétaires terriens et défendue par une armée de citoyens-soldats, servait ainsi de contre-exemple à celui fourni par l’Empire britannique, soumis à l’arbitraire d’un roi, assimilé à la figure des empereurs romains tyranniques.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

À l’instar des penseurs grecs de l’Antiquité tels qu’Aristote ou l’historien Polybe, les Pères fondateurs américains croyaient que les États parcouraient un cycle « naturel » de croissance et de décroissance. Chacun des régimes politiques théorisés par les Grecs portait ainsi en son sein le germe de sa propre destruction.

La démocratie était susceptible d’être détournée par l’action des démagogues, canalisant les passions populaires à leur profit. Le régime aristocratique pouvait se transformer en oligarchie lorsqu’une faction s’appropriait les leviers du pouvoir afin de s’enrichir au détriment de l’État. Enfin, la monarchie pouvait se transformer en tyrannie lorsque le règne de l’arbitraire s’imposait et que le souverain abusait de son autorité en faisant fi des lois et des conventions.

La République romaine représentait un cas unique puisqu’elle avait su intégrer dans son architecture institutionnelle, au fil des siècles et après des crises importantes, des composantes de chacun de ces régimes, assurant ainsi la stabilité de l’État et enrayant son déclin.

Par le rôle de ses assemblées et ses magistratures collégiales, une espèce de système de check and balances (système de freins et de contrepoids des pouvoirs) antique avait su préserver la République et prévenir une concentration excessive du pouvoir entre les mains d’un seul individu.

Or, ce système n’était pas constitutionnalisé : il reposait sur le respect scrupuleux des Romains de la « coutume des ancêtres », soit l’ensemble des normes et conventions politiques établies depuis longtemps et qui avaient assuré, pensait-on, les succès de Rome et la protection des dieux. Ce sont ces normes, et par le fait même toute l’architecture institutionnelle qu’elles soutenaient, qui furent graduellement mises à mal par l’expansion impériale de Rome.

L’impossible retour

Après avoir soumis la botte italienne au IIIe siècle avant notre ère, Rome a établi sa domination sur toutes les rives de la Méditerranée dès le milieu du IIe siècle avant notre ère, de la péninsule Ibérique à l’Asie mineure, en passant par l’Afrique du Nord et la Grèce. Elle se trouvait ainsi à devoir administrer un territoire immense avec des institutions pourtant taillées pour le gouvernement d’une cité.

Ainsi, l’élection des magistrats et la levée des troupes sur une base annuelle s’accommodaient mal, dans la durée, aux besoins induits par la pacification et l’administration des territoires placés sous l’hégémonie romaine. L’élite sénatoriale, quant à elle, vit dans l’aventure impériale un moyen de s’enrichir. Elle se tailla, en Italie, de grands domaines fonciers, constitués à même les terres publiques romaines confisquées aux ennemis d’hier, sur lesquelles était exploitée une importante main-d’oeuvre servile au détriment de la petite paysannerie libre.

Enfin se posa rapidement la question de l’accès à la citoyenneté romaine, lorsque les communautés italiennes soumises à Rome, qui fournissaient le principal des effectifs des légions, réclamèrent de participer de plain-pied à la vie politique en obtenant le droit de suffrage.

Dans le dernier quart du Ier siècle avant notre ère, des leaders populistes, les frères Tiberius et Caius Gracchus, tentèrent de répondre à quelques-uns de ces défis en contestant l’autorité traditionnelle du Sénat et en mettant en avant un ambitieux programme fondé sur la redistribution des terres en Italie et l’intégration des alliés dans la citoyenneté romaine. Leurs efforts rencontrèrent la résistance des éléments conservateurs au sein du Sénat et, pour la première fois, la violence s’ingéra dans la vie politique de la cité.

Les deux frères moururent à quelque douze années d’intervalle : Tiberius Gracchus fut assassiné en 133 avant notre ère aux côtés de quelques centaines de ses partisans par une troupe menée par des membres influents du Sénat.

En 121 avant notre ère, le Sénat vota un décret « ultime », instaurant un état d’urgence et permettant aux magistrats d’user de la violence afin d’assurer le salut de la République. Caius Gracchus, qui avait repris le programme de son frère, trouva ainsi la mort aux côtés de 3000 de ses partisans retranchés sur la colline du Janicule.

Durant les décennies suivantes, la République vogua de crise en crise. On assista à la montée d’hommes politiques ambitieux qui, s’appuyant sur leur carrière militaire et la fidélité de leurs soldats, empoignèrent par la force les rênes du pouvoir.

Le général Lucius Cornelius Sylla marcha sur Rome et instaura temporairement une dictature réactionnaire en 82 avant notre ère, purgeant les rangs de ses ennemis et s’opposant aux dérives populistes de ses adversaires politiques. Il précédait de quelques décennies Jules César, qui devint dictateur à perpétuité de la République romaine au terme d’une guerre civile enclenchée en 49 avant notre ère à son retour des Gaules. Il fut assassiné en mars 44 avant notre ère dans un complot qui visait à sauver la République d’une potentielle dérive monarchique.

Or, les assassins de César se leurraient. Les conventions « constitutionnelles » de la République avaient été battues en brèche depuis des décennies. Une fois que les magistratures avaient été détournées de leurs fonctions originales et que la force avait été employée comme moyen légitime d’action politique, il était impossible de remettre les compteurs à zéro.

À peine quatorze ans plus tard, le neveu et fils adoptif de César, connu sous le nom d’Auguste, s’imposa au terme d’une dernière guerre civile. Dans son testament politique, il prétendit avoir « sauvé » la République en mettant fin aux guerres intestines qui l’avaient affaiblie. En vérité, le Sénat reconnut son autorité et il devint le premier empereur de Rome, régnant jusqu’en l’an 14 de notre ère.

Civilisation étrangère

L’historien latin Tacite (58-120), qui a raconté l’histoire des successeurs immédiats d’Auguste, ne se berçait pas d’illusions. Si la façade décatie des vieilles institutions républicaines tenait toujours, avec ses assemblées et ses magistratures, Rome était bel et bien devenue une monarchie : « À l’intérieur tout était tranquille ; les noms des magistratures étaient les mêmes ; tous les jeunes Romains […] et même les vieillards étaient pour la plupart venus au monde pendant les guerres civiles : combien restait-il d’hommes qui eussent vu la République ? » Cette monarchie impériale devait perdurer, du moins dans la partie occidentale de l’Empire, jusqu’à la fin du Ve siècle.

En marge de la convention constitutionnelle de 1787, Benjamin Franklin (1706-1790) aurait affirmé que les Américains auraient une république, « s’ils pouvaient la garder » (a republic, if you can keep it). L’histoire n’est pas une science prédictive, et les historiens ne sont certainement pas des devins des temps modernes.

Deux millénaires nous séparent de la société romaine qui, malgré sa familiarité, n’en demeure pas moins une civilisation qui nous est, à bien des égards, étrangère. Néanmoins, l’histoire de la fin de la République romaine peut nous servir de point de départ à une réflexion nécessaire sur la pérennité des régimes politiques et sur les dangers que courent les systèmes républicains et représentatifs une fois que les conventions constitutionnelles ont été rompues, et que la violence politique est légitimée par ceux-là mêmes qui prétendent vouloir « sauver » l’ordre républicain.

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