Les récits de soi n’ont rien de nombriliste

En 1977, le critique littéraire français Serge Doubrovsky créait le néologisme « autofiction » pour faire référence aux écritures de soi qui se distinguent de l’autobiographie. Cinquante ans plus tard, force est de constater que les autofictions, les récits de soi et les essais biographiques ont la cote au Québec.
En 2024, le roman papier le plus emprunté par les abonnés de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) était Triste tigre, un récit dans lequel Neige Sinno raconte avoir été victime d’inceste par son beau-père. Les écritures de soi publiées au Québec se taillent aussi une place privilégiée dans ce palmarès. Parmi les vingt romans papier les plus empruntés à BAnQ durant l’année, quatre œuvres québécoises appartiennent aussi à ce courant : La version qui n’intéresse personne, d’Emmanuelle Pierrot (Le Quartanier), Montréal-Nord, de Mariana Mazza (Québec Amérique), Ce que je sais de toi, d’Éric Chacour (Alto), et Rue Duplessis, de Jean-Philippe Pleau (Lux).
À la librairie Raffin, Charles-Étienne Groleau confirme cet engouement, ajoutant Ordures !, de Simon Paré-Poupart (Lux), et Amiante, de Sébastien Dulude (La Peuplade), à la liste des titres les plus vendus chez lui en 2024. « Je pense qu’on est à une période de la littérature où les gens raffolent de récits qui dépassent les limites du roman, qui se jouent des classifications et qui remettent en cause la notion de personnage, mais surtout des livres qui mettent en jeu une vérité très singulière. »
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L’intérêt des lecteurs pour ce type d’écrits ne serait pas nouveau, selon Nicholas Dawson, directeur littéraire des éditions Triptyque : « D’un point de vue d’éditeur, depuis que je fais ce travail, cela ne s’est jamais vraiment épuisé. » Ce qui a changé, selon lui, c’est peut-être l’ouverture des lecteurs à l’égard de ces genres littéraires : « On est en train de découvrir et d’explorer les potentiels très pluriels des écritures de soi. On a dépassé le discours très simple du pour ou contre. » Il est vrai que les discours se positionnant contre la littérature intimiste se font aujourd’hui plus discrets. Il y a quelques années, les autrices d’autofiction se faisaient reprocher leur nombrilisme.
Une écrivaine comme Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature en 2022, a certainement contribué à donner toutes ses lettres de noblesse aux écritures de soi en offrant au monde une œuvre qui, en partant de son récit et de sa subjectivité, était profondément tendue vers l’autre, grâce à l’usage de ce qu’elle appelle un « je transpersonnel » : « Le “je” que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de “l’autre” qu’une parole de “moi” : une forme transpersonnelle, en somme. » On n’est pas très loin, ici, de la posture d’Alexandra Boilard-Lefebvre, qui publie ces jours-ci son premier livre, Une histoire silencieuse (La Peuplade), dans lequel elle relate la vie de sa grand-mère : « Ce qui me touche beaucoup, c’est la façon dont ces récits, qu’ils soient domestiques, conjugaux, familiaux ou autres, en disent parfois plus long sur l’histoire que les livres d’histoire. C’est intime, certes, mais c’est aussi social et politique. »
La figure de l’auteur
Cette soif de récits de vie crée un nouveau pacte de lecture, selon la professeure au Département d’études françaises de l’Université de Montréal Catherine Mavrikakis : « À mon avis, les romans plus imaginatifs sont laissés à des genres qu’on associait autrefois à la paralittérature, comme la science-fiction. » Elle reconnaît d’ailleurs que ses livres autofictionnels sont ceux qui attirent le plus large public : « J’ai des textes qui sont proches de l’autofiction, et d’autres qui ne le sont pas du tout. Ceux qui s’éloignent du biographique intéressent moins de gens, probablement parce que ce sont des romans plus classiques. »
Tout en faisant dans son œuvre une place aux écritures de soi, l’autrice de Sur les routes (Héliotrope) se montre critique vis-à-vis de cette tendance : « Je me pose des questions sur ce rapport à la réalité et ce rapport à la contemporanéité, au fait que les textes doivent être très proches de nous. » Selon Mavrikakis, les manières de promouvoir le livre ont aussi peut-être à voir avec le succès obtenu par certains titres : « J’ai l’impression que le jeu avec le réel est très important, peut-être à cause de la médiatisation de la personne. Les écrivains sont très médiatisés sur les réseaux sociaux. Et, même si on dit que la télé n’existe plus, les gens regardent encore la télé, surtout les gens plus âgés. »
Une fresque sociale
Les écritures de soi ont permis de faire une place aux voix minoritaires ou silencieuses, qui sentent le besoin de se raconter, sans passer par la fiction ou le roman : « Les voix minorisées essaient de se tailler une place dans le paysage littéraire, estime Dawson. Elles doivent dire “je” avant de dire “elle”. C’est souvent la porte d’entrée pour la littérature des personnes qui ne se reconnaissent pas dans ce qu’on dit d’elles. » L’éditeur cite le livre de Christine Angot, L’usage de la vie (Fayard, 1998), où elle répond aux critiques qui prétendent que la littérature française, ce ne sont que « des femmes et des pédés » : « Sa réponse à ça, c’est que les femmes et les pédés, ils font partie de la fresque sociale. »
Pour Olga Duhamel-Noyer, éditrice chez Héliotrope, quelles que soient les étiquettes, qu’on parle d’autofiction, de récit de soi ou de roman, c’est toujours la quête de vérité qui importe : « Pour Marie-Pier Lafontaine, qui a écrit le livre Chienne (Héliotrope, 2019), c’est très important, l’étiquette “autofiction”, contrairement à Louise Dupré. Kev Lambert, pour sa part, fait du roman, car il a besoin de cet espace de création, mais le jeu de la vérité est là aussi. Au fond, ce qu’on cherche, c’est l’illusion du vrai. »
La question formelle caractérise aussi ces écritures, selon Nicholas Dawson, qui fait la part belle au fragment : « On peut dire que c’est le genre littéraire des pauvres, des femmes, des mères, bref, des personnes qui doivent voler du temps au réel pour écrire. Leur fenêtre de temps pour écrire est très petite, et donc il faut que ça se fasse de façon très intense, très dense. Les écritures de soi permettent une exploration formelle qui est en adéquation avec la vie des gens qui écrivent. »