Quelle jeunesse formons-nous?

Une fois par mois, Le Devoir d’éducation veut proposer des contributions enrichissantes, qu’elles proviennent de chercheurs et de praticiens du milieu de l’enseignement ou d’autres personnes qui ont réfléchi à l’état de notre système d’éducation.
À travers les défis, les frustrations, mais aussi les succès qui accaparent une partie importante de l’énergie que nous consacrons à notre profession, j’ose proposer un temps d’arrêt. Pour nous éloigner du vortex éducatif dans lequel nous baignons quotidiennement. Pour tenter de faire un pas de côté par rapport aux nombreuses décisions à brûle-pourpoint qui doivent être prises dans l’exercice de nos fonctions. Pour nous concentrer davantage sur les finalités que nous poursuivons, parfois propulsées en périphérie par le tourbillon que génèrent nos agissements.
Quelles sont les finalités de l’école ? Je soupçonne que les réponses graviteront principalement autour de la réussite des élèves ou des trois éléments de la mission de l’école québécoise, soit l’instruction, la socialisation et la qualification. Le bien-être des enseignants et des membres du personnel scolaire y est incontournable.
Rares, sinon inexistantes, sont les personnes qui de façon délibérée travaillent à contre-courant de ces orientations générales. Néanmoins, comment ces finalités se manifestent-elles plus précisément ? Parfois subtilement, voire inconsciemment, à travers toutes les décisions et les actions quotidiennes. Quelles en sont les valeurs sous-jacentes ? Comment ce qui est mis en oeuvre concourt-il ou non à ces finalités, en définitive ? Derrière le curriculum formel ou déclaré s’en trouve peut-être un autre caché…
Écoles pionnières
Pour soutenir la réflexion, j’utilise ici une vaste réforme en cours dans un pays d’Afrique du Nord. J’ai choisi un cas à l’extérieur du Québec pour favoriser la mise à distance par rapport au vécu personnel.
Le Maroc figure en queue de classement des épreuves internationales en lecture et en mathématiques. Compte tenu de la situation, son ministère de l’Éducation a lancé une réforme à grande échelle il y a environ deux ans. Quelques centaines d’écoles primaires, appelées les « écoles pionnières », y ont pris part en 2023-2024. À terme, l’objectif consiste à étendre le programme à l’ensemble des écoles du pays. Le coeur de la réforme s’appuie sur une formule pédagogique dite innovante et qui a fait ses preuves.
Le rapport d’impact de la première année d’implantation a récemment été rendu public par les économistes états-uniens qui en avaient la responsabilité. Sans entrer dans les détails, les auteurs soulignent qu’à leur connaissance, aucune réforme gouvernementale n’a donné lieu à des résultats aussi positifs.
Au premier coup d’oeil, les variations statistiques impressionnent quand les résultats des écoles pionnières sont comparés à ceux des écoles ne l’étant pas. Il semble donc que le Maroc ait trouvé le Saint Graal pour atteindre ses finalités éducatives.
De quelle réussite parlons-nous ? Pour répondre à cette question, il faut connaître ce qui a été mesuré dans le cadre de l’étude d’impact. Le rapport contient peu d’informations à ce sujet. Tout au plus, nous apprenons que la performance en arabe, en français et en mathématiques a été mesurée au début et à la fin du programme.
Sur quoi les élèves ont-ils été questionnés ? Quels contenus, quels savoirs, quelles compétences ont été sollicités ? Silence radio. Nous ignorons donc de quoi les élèves deviennent pionniers par rapport à ceux qui n’ont pas obtenu l’étiquette. Nous ignorons tout autant à quel registre d’apprentissages ces derniers ont été soumis ou non.
Dans le type d’étude mené, la performance est souvent mesurée à partir d’examens individuels standardisés qui comportent un nombre défini de questions. Il s’agit d’un instrument typiquement scolaire qui sollicite la capacité d’une personne de façon très spécifique, ce qui permet peu de témoigner de son potentiel et de sa capacité dans leur globalité.
Les examens préconisent aussi habituellement l’identification de réponses simples au détriment de processus et de raisonnements plus complexes ; ces éléments sont pourtant fondamentaux dans l’apprentissage d’une personne et pour son développement.
À défaut de présenter précisément les finalités officiellement poursuivies, des indices sont peut-être identifiables par l’entremise de l’intervention préconisée auprès des élèves. Le rapport n’est guère plus enrichissant à cet égard. Aucune information à propos des situations d’enseignement mises en oeuvre pour les disciplines au coeur de la réforme marocaine ne s’y retrouve.
Autrement dit, des résultats épatants sont présentés, mais sans expliquer ce sur quoi ils portent ni ce qui a été fait pour amener les élèves à les atteindre. Tout au plus, nous constatons que la formule pédagogique retenue pour les écoles pionnières a été conçue il y a plusieurs décennies. Elle met l’accent sur la démonstration de l’enseignant et la répétition des élèves. La finalité sous-jacente s’aligne donc sur l’imitation et la reproduction.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Une parenthèse historique
Pour contextualiser la situation de l’époque, son concepteur principal, Siegfried Engelmann, cherchait une solution de rechange fiable à la mode du non-enseignement, dans le cadre duquel les tâches du maître se limitaient à distribuer du matériel pour occuper les élèves et à maintenir l’ordre dans la classe.
Depuis, l’autre concepteur a pris ses distances. Compte tenu des résultats positifs pour des tâches de bas niveau intellectuel, les élèves en difficulté étaient généralement exposés à l’approche d’Engelmann, les privant ainsi de contextes d’apprentissage différents dont bénéficiaient pourtant d’autres élèves.
Sous l’impulsion des avancées en sciences cognitives et de l’apprentissage ainsi que de l’essor de la société du savoir, la quête scientifique de Carl Bereiter allait désormais se concentrer sur le développement d’une approche apte à soutenir la participation de l’ensemble des élèves à des tâches épistémiques de niveau plus avancé.
Traces de la réussite
Le contexte général dans lequel une intervention se déploie est aussi révélateur de finalités éducatives. Par exemple, dans le cas des écoles pionnières, le rapport de l’étude d’impact informe que les enseignants devaient intervenir à partir de scripts rédigés par le ministère de l’Éducation. Il s’agit donc de leçons excessivement balisées, d’aucuns pourraient dire machinales, au sein desquelles il semble y avoir peu de place pour des éléments comme l’interaction avec les élèves et l’adaptation dans l’action, qui requièrent une certaine spontanéité.
Le cas échéant, il y a une antinomie pédagogique. Malgré la plus méticuleuse des planifications, une séquence d’enseignement ou d’explicitation reste susceptible de se frotter à la diversité des représentations émergentes et des erreurs potentielles des élèves.
Un tel dirigisme comportemental renvoie également une image percutante à propos de la considération des enseignants. Un doute peut être soulevé quant à leur plus-value par rapport aux possibilités de l’intelligence artificielle générative qui se répand.
Une telle considération est aussi susceptible de se répercuter dans les pratiques auprès des élèves. Pouvons-nous raisonnablement nous attendre à ce qu’un enseignement mécanique donne lieu à autre chose qu’à des apprentissages tout aussi mécaniques ?
Le système d’éducation québécois est évidemment différent de celui du Maroc. Son classement avantageux aux épreuves internationales ne l’empêche pas d’être aux prises avec ses propres problèmes. Pour remédier à ces derniers, une pression s’intensifie sur les milieux scolaires pour implanter « ce qui marche ». L’intention est louable et salutaire, mais encore faut-il savoir pourquoi et pour quoi « ça marche ».
Par exemple, souhaitons-nous nous en tenir à des apprentissages de base répétitifs ou ambitionnons-nous aussi de contribuer au développement de jeunes aptes à prendre leur place dans le respect de celle des autres, à faire preuve d’agentivité, à contribuer avec autrui à l’achèvement d’une initiative qu’ils considèrent comme porteuse ? Autrement dit, la réussite est tel un kaléidoscope : ce qu’on y voit peut varier selon l’angle à partir duquel on l’observe.
Le discours en faveur de l’essor d’une jeunesse éclairée, réfléchie, critique et responsable est noble. Dans les faits, comment les décisions et les choix effectués au quotidien y concourent-ils de façon concrète ? Les contenus et les interventions ne sont pas neutres. Les deux contribuent à teinter, d’une façon ou d’une autre, délibérément ou non, les finalités poursuivies avec les élèves.
Chaque intervention se situe aussi en quelque sorte sur un spectre allant de la docilité à l’émancipation. Chacune a également un coût de renonciation éducative. En agissant d’une façon donnée, une partie du continuum est abandonnée au profit d’une autre.
Somme toute, saurions-nous définir la jeunesse que nous contribuons à former ? Cette jeunesse est-elle composée de pions, qui font ce qui leur est demandé de façon obéissante, ou bien d’éventuels pionniers, capables d’agir et de transformer le monde dans lequel ils vivent ? Devrions-nous parler d’école émancipatrice ou, comme le disait le regretté collègue Maurice Tardif, de « prison bienveillante » ?
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