Quelle devrait être la mission de l’école?

Les savoirs transmis sur les langues, les arts, les mathématiques, les sciences humaines et physiques s’actualisent dans des habiletés ou des compétences complexes.
Photo: Illustration Tiffet Les savoirs transmis sur les langues, les arts, les mathématiques, les sciences humaines et physiques s’actualisent dans des habiletés ou des compétences complexes.

Une fois par mois, Le Devoir d’éducation veut proposer des contributions enrichissantes, qu’elles proviennent de chercheurs et de praticiens du milieu de l’enseignement ou d’autres personnes qui ont réfléchi à l’état de notre système d’éducation.

L’école québécoise nécessite une réforme en profondeur. D’une part, il faut prendre acte que le monde pose des défis gigantesques à la jeune génération. D’autre part, il y a de très graves problèmes à résoudre, dont la lourdeur de la tâche du personnel scolaire ; la place démesurée de l’évaluation ; la ségrégation scolaire, malencontreusement appelée « école à trois vitesses » ; et, surtout, la perversion du sens de l’éducation à et par l’école.

Pourquoi tous les enfants doivent-ils aller à l’école jusqu’à 16 ans ? Voici comment le ministère de l’Éducation du Québec définit la mission de l’école dans son plan stratégique : l’éducation scolaire « ne doit pas seulement contribuer à répondre aux besoins du marché du travail ; elle doit, d’une part, permettre aux individus d’acquérir des savoirs et de développer des habiletés et, d’autre part, former des citoyens cultivés, engagés et responsables ».

L’école d’aujourd’hui arrive-t-elle à former ce type de citoyens, et ce, sans distinction d’appartenance sociale et culturelle ? Des milliers de citoyens présents dans les forums Parlons éducation, au printemps 2023, ont répondu : non !

Dans les programmes de formation de l’école québécoise du préscolaire, du primaire et du secondaire des années 2000, on affirme que l’école a une triple mission déclinée en trois verbes : instruire, socialiser, qualifier — chacun ayant une importance égale. Cette façon de définir la mission de l’école a peu été remise en question sur la place publique.

Une triple mission ?

Si chacun des objectifs est tout à fait valable, ce qui ne l’est pas, c’est de considérer qu’ils ont une valeur égale, qu’aucun n’a préséance sur les autres. Car la mission de l’école, c’est fondamentalement d’instruire.

Mais l’instruction se fait nécessairement lors d’activités collectives en classe et hors classe : socialiser est donc un corollaire d’instruire. N’oublions toutefois pas que la socialisation signifie aussi que les élèves doivent prendre conscience que les savoirs et les habiletés qu’ils développent à l’école sont le fruit de siècles de travail humain, qu’ils en sont redevables et qu’ils doivent le poursuivre.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

Quant à la mission de qualifier, définie comme l’obligation de l’école « d’assurer à tous la possibilité d’acquérir les moyens nécessaires pour mieux prendre leur place au travail, dans leur famille et dans la vie collective », elle est certes louable, mais elle ne peut pas être mise sur le même pied que celle d’instruire.

La qualification n’est que la conséquence de l’acquisition des connaissances et le développement des compétences attendues. Mettre cet objectif sur le même pied qu’instruire est une conséquence de la vision néolibérale et capitaliste de l’éducation. Cela implique la place excessive que prennent les évaluations, empiétant sur le temps dévolu à l’enseignement et aux apprentissages. On accentue la compétition entre les élèves au détriment de la collaboration et de l’entraide. Or, la socialisation constitue aujourd’hui un enjeu de l’instruction, à l’école comme dans la société.

Apprendre à penser

Instruire, terme remontant au XIIe siècle, signifie « former l’esprit d’une personne ». C’est donc amener les élèves à apprendre à penser, à raisonner, pas seulement à répéter ce qu’ils entendent, lisent ou pensent vrai.

Dans un monde où les dépenses en marketing dépassent infiniment les sommes investies en éducation, où pullulent les fausses nouvelles, où se multiplient tant de propos discutables sur les réseaux sociaux, le développement d’un esprit critique s’impose plus que jamais ! Il permet la construction de connaissances qui fondent la prise de décision par chaque élève ; il est fondamental et l’outillera tout au long de la vie.

Les savoirs transmis sur les langues, les arts, les mathématiques, les sciences humaines et physiques s’actualisent dans des habiletés ou des compétences complexes. Ces dernières se développeront tout au long de la scolarité si elles font l’objet d’un enseignement rigoureux, systématique, faisant constamment appel à la réflexion personnelle et collective des élèves, à des échanges dans la classe et à un judicieux décloisonnement des disciplines scolaires.

La pratique du dialogue philosophique en classe s’avère très féconde au primaire comme au secondaire. Elle devrait se développer dans toutes les activités scolaires et inspirer les interactions pour amener les élèves à apprendre à raisonner. Ce faisant, les élèves apprendront à vivre avec soi et avec l’autre, avec tous les autres, quelles que soient leur culture et leurs capacités, ainsi qu’à collaborer avec leurs pairs pour s’approprier les savoirs et les habiletés essentiels.

Le ministère de l’Éducation du Québec doit cesser d’ajouter de nouveaux contenus au gré de problèmes sociaux, mais viser plutôt une approche interdisciplinaire. Comme on le sait, mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Cela implique des programmes moins chargés, des approches pédagogiques différenciées, mais aussi des conditions d’apprentissage mieux adaptées, surtout des classes moins chargées et des espaces favorisant le bien-être de tous.

De plus, l’école devrait devenir un lieu de rencontres et d’échanges avec le milieu communautaire, artistique, professionnel, avec les communautés ethniques et autochtones des environs, en dehors des heures de classe.

L’instruction, mot perçu de plus en plus négativement car associé à des pratiques autoritaires et des contenus dogmatiques, doit être revalorisée. Il faut tout mettre en œuvre pour développer chez l’élève le désir et le plaisir d’apprendre. De là découlera inévitablement la volonté d’aller plus loin, et donc de fournir des efforts soutenus pour apprendre et pour s’engager dans son parcours scolaire et dans la société.

Et maintenant, abordons un aspect essentiel, mais négligé (voire ignoré), d’une instruction réussie : les compétences langagières, pilier de la pensée.

Penser avec sa langue

Outre des savoirs et des habiletés spécifiques, l’école doit développer les instruments de la pensée dont, en premier lieu, une langue, sans laquelle la pensée ne peut s’articuler ni être communiquée. Comme l’a admirablement expliqué le psychologue et pédagogue russe Lev Vygotski dans son ouvrage Pensée et langage, publié en 1934, le langage n’est pas l’habit de la pensée, contrairement à l’adage de Boileau, mais est le fruit de la pensée intérieure.

Même si, depuis des décennies, les écrits ministériels disent que le développement des compétences en français oral et écrit devrait être une responsabilité partagée par tout le corps enseignant du préscolaire au secondaire, il n’en est rien. Les conditions pour ce faire font défaut :

  • d’abord, la formation du corps enseignant est totalement insuffisante pour que ses membres interviennent positivement auprès des élèves ;
  • ensuite, il y a absence de précisions sur les compétences langagières attendues dans tous les cours ;
  • enfin, à défaut de rétroactions fréquentes et d’exigences précises, on connaît mal l’incidence de la qualité de la langue écrite dans les disciplines.

La valorisation de la qualité de la langue française par des apprentissages conséquents devrait constituer une priorité absolue lors de la scolarisation obligatoire, car une compétence suffisante de la lecture, de l’écriture et de la communication orale constitue le socle de tous les apprentissages, de la socialisation et de l’insertion positive dans la société, ainsi que de la sauvegarde et de l’épanouissement du français au Québec.

La langue comme outil

Utilisée à l’oral comme à l’écrit, la langue devrait être l’objet d’apprentissages spécifiques dans toutes les disciplines et faire l’objet de rétroactions fréquentes — pour aider à son apprentissage, et non pas nécessairement à des fins d’évaluation.

La recherche Scriptura, que nous avons menée en 2003-2007, a montré que la lecture et l’écriture de textes (même très courts) étaient rarissimes dans les cours de biologie et d’histoire au secondaire. Il faudrait faire découvrir aux élèves l’intérêt culturel et social de développer leurs habiletés langagières de diverses façons, notamment en travaillant la reformulation, la justification, l’explication dans les échanges entre pairs et avec le personnel scolaire, comme on le fait systématiquement dans le dialogue philosophique.

Des projets culturels interdisciplinaires où la langue a un rôle majeur — des expo-sciences, du théâtre, de la correspondance scolaire, des clubs de lecture sur des sujets historiques ou scientifiques, le repérage de formes géométriques dans une BD, etc. — sont des occasions de développement des compétences langagières si on y consacre le temps nécessaire.

On revient toujours à la même question : le temps. Il n’est pas infini, certes, mais il devrait être nettement mieux utilisé. On devrait compter moins d’évaluations, de contenus, de répétitions et d’activités qui ont fait la preuve de leur inefficacité. On devrait compter plus de réflexion, d’approfondissement, de lecture et d’écriture. On devrait lire aux élèves, les faire lire et échanger sur leurs lectures pour, comme le dit Michel Desmurget (2023), « en finir avec le crétin digital ».

L’éducation scolaire ainsi comprise est la clé de l’émancipation des jeunes, soit l’affranchissement des servitudes qui leur sont imposées sans qu’ils en soient toujours conscients ou sans qu’ils aient la possibilité de s’en défaire.

Eux et nous, adultes, devons nous approprier toutes les ressources culturelles disponibles pour infléchir le cours du monde avant de disparaître.

Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.

À voir en vidéo