Quel français pour le Québec de 2024?

Une fois par mois sous la plume d’écrivains, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.
Quand il est question de langue, le gouvernement de François Legault n’en est pas à un paradoxe près. Ses ténors ne cessent de déplorer un supposé « déclin » du français au Québec. L’immigration pourrait-elle aider à le freiner ? Ils préfèrent transformer cet enjeu en un épouvantail électoral. Ne faudrait-il pas investir en francisation ? Les coupes budgétaires récentes montrent que leurs priorités sont ailleurs. La diversité linguistique n’est-elle pas une richesse collective ? Ils s’inquiètent de la langue que les citoyens parlent à la maison.
Pareilles politiques sont toutes fondées sur un lien censé être naturel entre la défense du français et celle de la nation. L’oeuvre essayistique d’André Belleau (1930-1986) rappelle que les choses ne sont pas aussi simples.
Professeur et essayiste
Dans le paysage intellectuel québécois, le parcours de Belleau peut étonner. Avant de devenir professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal en 1969 et d’être reconnu comme essayiste durant les années 1980, il a été fonctionnaire pour le gouvernement du Canada.
Comme professeur, Belleau s’est consacré essentiellement à deux grands chantiers : la littérature française de la Renaissance, autour de Rabelais, et la littérature romanesque québécoise du XXe siècle. Mais, dès les années 1950, il publie aussi des articles sur la musique, le cinéma, la télévision, la littérature. On connaît surtout aujourd’hui les textes qu’il a donnés à la revue Liberté, dont il a été un des fondateurs en 1959.
Plusieurs ont été recueillis dans un recueil posthume, Surprendre les voix (1986). La section « Débats » regroupe des essais sur l’indépendantisme, la politique et la langue. Parmi ceux-ci, deux restent particulièrement d’actualité : « L’effet Derome ou comment Radio-Canada colonise et aliène son public » (1980) et, surtout, « Langue et nationalisme » (1983).
L’anglais médiatique
Belleau disait des essayistes qu’ils avaient « le bonheur d’habiter la sémiosphère » (« Petite essayistique », 1983). Là où certains voient uniquement des choses, les essayistes perçoivent des signes et tentent de les interpréter. Dans « L’effet Derome », le signe qui attire l’attention de Belleau est un simple trait de prononciation. Pourquoi, dans les années 1970 et 1980, Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ?
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Ce que révèle l’analyse de Belleau dépasse largement le cas de la seule personne de Bernard Derome. L’« étonnante phonologie radio-canadienne » a pour conséquence de diviser le monde en deux camps : ceux qui parlent anglais et les autres. Or, Belleau joue la carte opposée : « L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. »
Quiconque s’intéresse au sport dans les médias québécois, pour ne prendre que cet exemple, sait que « l’effet Derome » y sévit encore. Si un athlète n’a pas un nom évidemment français, celui-ci est prononcé « à l’anglaise ». Combien de Suédois, de Slovaques, de Russes sont devenus anglo-saxons ! Il y a même des cas de sportifs locaux se transformant dans nos oreilles. Il est ainsi arrivé un jour que le fondeur Alex Harvey soit rebaptisé « Hââârvé » sur les ondes.
Avoir besoin du français
Déjà en 1980, Belleau disait de l’« unilinguisme québécois » qu’il allait de soi : c’était un « fait politique, social, collectif ». Il a creusé la question dans une conférence de 1982, « Langue et nationalisme ». Il en a par la suite tiré un essai, que ses lecteurs connaissent maintenant sous le titre « Pour un unilinguisme antinationaliste ». Ce titre, que Belleau a finalement choisi, est volontairement paradoxal. Il a pour objectif de distinguer deux choses qui jusque-là paraissaient indissociables : la défense du nationalisme et celle du français.
L’auteur de Surprendre les voix aurait eu du mal à se reconnaître dans les positions nationalistes de la Coalition avenir Québec (CAQ) : il affirmait volontiers qu’il était un indépendantiste antinationaliste fédéraliste. « J’estime en effet que l’indépendance demeure la meilleure façon de nous sortir de l’ornière nationaliste et que le gouvernement d’un Québec souverain devrait partager diverses compétences avec les collectivités régionales. On ne dira pas que ma position n’est pas dialectique » (« L’esthétique du “oui” », 1980). Cette position reste à ce jour inouïe dans le paysage politique québécois.
Mais pourquoi, alors, défendre le français si ce n’est pas pour des motifs nationalistes ? La réponse tient en une phrase : « Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler. » Écrivant cela, Belleau ne rapporte pas à des facteurs externes la décision de parler une langue. Il ne s’agit pas, chez lui, de militer en faveur du français pour défendre quelque réalité extérieure à lui, la nation ou, à une autre époque, la nation et la religion. Ce qu’il dit du français pourrait d’ailleurs l’être de n’importe quelle langue. Ses nombreuses lectures en témoignent : pour lui, le langage est une « faculté humaine fondamentale » qui doit s’incarner dans une langue.
Qui est privé de cette « faculté fondamentale » est privé du monde : « Les hommes qui voient leur parole méprisée ne parlent tout simplement pas. Ce sont des silencieux. Le silence de l’humiliation. » Pour le dire autrement : « Pour nous, ne pas parler français, cela veut dire ne pas parler du tout. » Sans le français, les Québécois ne pourraient plus parler, du moins jusqu’à ce que leur langue soit remplacée par une autre. Or, pour le Québec, Belleau ne croyait pas cela possible.
Aujourd’hui ?
André Belleau publie « Langue et nationalisme » en 1983. Il cherche alors à « remotiver profondément » le rôle de l’État en matière linguistique. Les raisons qui ont mené en 1977 à l’adoption de la Charte de la langue française (la loi 101) ne dureront pas éternellement. Belleau refuse de vivre dans un « parc national linguistique ». Il prône une « politique nationale linguistique globale ». C’est à la jeunesse qu’il s’adresse, aux « enfants » et à « la prochaine génération » : « Les faits, la réalité finissent toujours par crever les mythes et les mystifications et, au surplus, nous n’avons pas le droit de mentir à notre jeunesse, à ceux sur lesquels nous comptons pour continuer la lutte. »
Qu’en est-il en 2024 ? Comment « remotiver » la défense du français ? Quelle « lutte » faut-il mener ? Belleau se reconnaîtrait-il dans la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (loi 14, 2022) ? Les essais de Surprendre les voix peuvent nourrir la réflexion collective.
Imaginons un premier prolongement à la phrase de Belleau qui m’occupe : « Nous avons besoin de tout le français pour parler. » L’essayiste était un fervent défenseur du français au Québec, mais il avait fini, après quelques années de réflexion, à se défaire de tout purisme, de tout fétichisme de la langue. Dans « Langue et nationalisme », il a ainsi fréquemment recours à l’anglais (!) et au français populaire du Québec : « La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines. » Parler français au Québec, en 1983 comme en 2024, c’est en exploiter toutes les ressources. C’est d’ailleurs un des traits du style de Belleau dans Surprendre les voix.
Continuons à exploiter sa phrase : « Nous avons besoin de comprendre le français pour parler. » Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit pas de mettre en avant une connaissance, un savoir ou une maîtrise académique du français, mais de promouvoir une connaissance, un savoir ou une maîtrise qui permette, par exemple, de mêler en toute connaissance de cause le français le plus normé, la langue populaire québécoise, le français hexagonal populaire, les néologismes, l’anglais, etc. Le rôle de l’école est capital en cette matière. C’est là que doit se transmettre une langue vivante, de même que la reconnaissance de la variété des registres de langue. Sur ce plan, l’école québécoise a beaucoup à faire.
La variation lexicale n’est pas qu’un trait de l’écriture de Belleau ou qu’un principe pédagogique à inculquer. Elle renvoie également à son refus de « la fameuse équation État = nation = langue unique ». Belleau ne croit pas que ce soit « un principe clair et indiscutable ». Au contraire, les langues sont continuellement en contact les unes avec les autres, certaines dominant, d’autres pas. Beaucoup de linguistes considèrent désormais que la prise en compte de ce contact est fondamentale.
Le problème vient du fait qu’au Québec, on semble penser, du moins dans le discours public, qu’il n’y a pas plusieurs langues en contact, mais rien que deux, le français et l’anglais. Belleau n’a pas exploré cette réalité. Il est mort en 1986, avant que le contact linguistique occupe la place qui est la sienne près de 40 ans plus tard, notamment à Montréal. Qu’en aurait-il dit, lui qui s’intéressait de si près aux développements les plus récents de la recherche en linguistique ?
De même, on ne sait pas ce qu’il aurait pensé des débats et des propositions législatives des dernières années. Aurait-il trouvé, dans les positions de la CAQ sur l’immigration, la « passion pluriculturelle » dont il se réclamait dans « L’effet Derome » en 1980 ? Aurait-il cru, à l’instar du gouvernement du Québec, dans une publicité de 2022, que « l’avenir du faucon pèlerin demeure sketch » ? Aurait-il participé aux polémiques démographiques sur la définition même de ce qu’est un francophone au Québec au XXIe siècle ? Écrirait-il de nouveau qu’il est « abusif comme le fait depuis tant d’années le discours québécois de rendre langue et culture synonymes » ? Comment jugerait-il l’injonction gouvernementale à « aimer le français » ? (Demande-t-on aux Allemands d’« aimer » leur langue ?)
J’éviterai d’attribuer des positions à André Belleau sur l’état des lieux en 2024. On ne sait pas ce qu’elles auraient été. L’« idéologie nationaliste de la conservation linguistique » qu’il combattait si vivement dans les années 1980 a-t-elle évolué ? Y retrouverait-il les mêmes tares ou aurait-il des raisons d’espérer sa refondation ? Comment décrirait-il l’« environnement » de langage qui est le nôtre ?
En revanche, la lecture des essais de Belleau reste indispensable. Que l’on s’intéresse à des phénomènes ténus, mais révélateurs, ou à une réflexion de fond sur la nécessité de parler français au Québec, sa pensée n’a absolument rien perdu de son actualité. André Belleau, dans Surprendre les voix, est un excellent guide parmi « les signes de la culture » et de la langue.