«Au Québec, en théâtre jeunesse, un mégasuccès est une mégaperte financière»

En théâtre jeunesse, tout se fait, se produit et se joue pour moins cher.
Photo: Yanick Macdonald En théâtre jeunesse, tout se fait, se produit et se joue pour moins cher.

Une équation absurde ? Un fait culturel : au Québec, plus une compagnie de théâtre jeunesse donne de représentations, plus elle perd de l’argent. Joachim Tanguay, président de Théâtres unis enfance jeunesse (TUEJ), le répète autrement : « Les pertes de revenus qui se multiplient par le nombre de représentations données, ça a toujours été la réalité, pour nous, en jeunesse. La pandémie, avec ses impossibilités de diffuser, a été un révélateur : en théâtre jeunesse, un mégasuccès est une mégaperte financière » pour la compagnie qui le produit et pour le diffuseur qui la diffuse.

« Le modèle d’affaires de la diffusion du théâtre jeune public au Québec est un écosystème qui a des effets pervers importants pour tous les acteurs de la chaîne de création, de la production à la diffusion parce qu’il oppose le succès à la santé financière des organismes ou encore le développement des publics à leur santé financière. » C’est le constat qu’André Leclerc posait dans sa première Étude sur le modèle d’affaires de la diffusion du théâtre jeune public au Québec, en 2021.

Pour tenter de sortir de cette spirale financière invivable, TUEJ a commandé une nouvelle étude, dévoilée lundi dans le cadre de RIDEAU. Quelles sont les pistes de solution quand les diffuseurs perdent de 471 $ à 1864 $ par représentations ? Quand les compagnies, au lieu de gagner des revenus pour leur travail, paient en moyenne 134 $ par représentation ?

Quand le cachet moyen des interprètes est resté stable, à 220 $ par représentation, de 2007-2008 à 2019-2020, avant de baisser 16 ans plus tard, en 2022-2023, à 210 $ en dollars constants ? Telles sont les questions qui y sont posées.

Investir dans le spectateur de demain…

« Il faudrait des mécanismes pour appuyer spécifiquement toute la chaîne qui s’adresse au jeune public : les artistes, les producteurs, les diffuseurs », croit Joachim Tanguay, lui-même du théâtre Bluff.

Car c’est par le spectacle jeunesse que se développent les spectateurs de demain, les consommateurs culturels de l’avenir. C’est ce que dit l’Étude des publics des arts de la scène au Québec de Daigle Saire de 2022, notant un « lien fort et positif entre le nombre de spectacles vus durant la jeunesse (avant 16 ans) et le nombre de spectacles auxquels on assiste à l’âge adulte ».

« On peut donc présumer qu’en favorisant l’accroissement de la fréquentation du spectacle en jeunesse, on bâtit les publics de demain », poursuit l’étude.

« Devant des résultats aussi explicites, stimuler la fréquentation du spectacle dès la jeunesse devient une stratégie incontournable pour le développement et le renouvellement des publics, et trouve ici toute sa pertinence », conclut Daigle Saire.

Là où le bât blesse, c’est qu’en théâtre jeunesse, tout se fait, se produit et se joue pour moins cher. « Ce n’est pourtant pas moins de travail de faire un show jeunesse, voyons… » souligne M. Tanguay. Même le prix du billet de spectacle se vend moins cher.

Photo: Maxim Paré Fortin Une scène du spectacle «Histoire pour faire des cauchemars», du Théâtre La Bête humaine

« Les spectacles pour adultes sont tout autant subventionnés, mais les billets sont à 50 $, alors qu’en jeunesse aujourd’hui, la moyenne des prix est de 10 $. Là, on veut tenter de monter, peut-être, à 16 $… »

Au détriment des créateurs d’aujourd’hui

Parmi les hypothèses de solutions nommées dans la deuxième phase de l’étude commandée par TUEJ, en plus de l’augmentation du prix des billets, se trouvent aussi l’augmentation des cachets par représentation, l’augmentation des aides financières aux diffuseurs et aux organismes de création et de production, et l’augmentation des budgets pour les sorties culturelles scolaires.

En effet, certaines particularités du théâtre jeunesse doivent demeurer. Les petites jauges de salle, particulièrement quand le public est très jeune, sont nécessaires pour ne pas intimider les tout nouveaux spectateurs, par exemple. Et peu de spectateurs veut dire peu de billets vendus, et moins de revenus.

L’étude conclut que « le Québec manque d’une approche cohérente et concertée entre les producteurs, les diffuseurs et le milieu scolaire pour la diffusion du théâtre jeune public. Les constats ont illustré comment le modèle d’affaires n’a pas réussi, malgré la bonne volonté des joueurs et les mesures mises en place, à améliorer les conditions de vie des artistes et à réduire les pertes des diffuseurs et des producteurs ».

Quelles solutions ? Il faudrait que le Conseil des arts et des lettres du Québec ait les moyens de soutenir les organismes qui œuvrent en théâtre jeunesse, croit TUEJ. Et, pour cela, que le gouvernement Legault lui octroie les crédits nécessaires.

Mais est-il possible qu’il y ait trop de compagnies jeunesse ou trop de créations ? Joachim Tanguay soupire. « Cette question de la quantité revient souvent ces temps-ci, de la part du gouvernement… Le nombre de compagnies de création est un signe de santé. Notre clientèle, on ne la rejoint pas encore complètement. Il reste vraiment plein d’enfants au Québec qui n’ont jamais vu de spectacles », rétorque-t-il de son ton calme. Pour lui, c’est signe qu’il reste de la place.

« Mon inquiétude, c’est qu’avec la crise des arts actuels, les diffuseurs ont aussi moins de sous. Ils doivent faire des choix. Et ce sont dans les spectacles dits “audacieux” qu’ils ont tendance à couper en premier. Le jeunesse en fait partie, avec la danse, par exemple, et comme on sait que le jeunesse n’est jamais rentable… Là est ma crainte », conclut l’homme de théâtre jeunesse.

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