Quand les ruptures de services mènent à l’école à la maison

Les ruptures de services ne semblent pas en voie de se résorber dans le contexte de la pénurie de personnel professionnel dans le réseau de l’éducation.
Photo: Shafkat Anowar Associated Press Les ruptures de services ne semblent pas en voie de se résorber dans le contexte de la pénurie de personnel professionnel dans le réseau de l’éducation.

Si certains parents décident que leurs enfants seront scolarisés à la maison par choix, d’autres le font par dépit, leur école n’ayant pas été en mesure de garder ces élèves à besoins particuliers. Une situation qui préoccupe des experts, qui craignent que ce phénomène ne continue de s’exacerber en raison de la pénurie de personnel professionnel dans le réseau scolaire.

« En 2023-2024, sur un total de près de 1,3 million d’élèves à l’éducation préscolaire, à l’enseignement primaire et à l’enseignement secondaire, 2411 élèves en situation complexe ont vécu un bris de service entre le 1er novembre 2023 et le 1er mars 2024 », indique le ministère de l’Éducation, dans un courriel au Devoir.

La dernière recension de ce phénomène, menée à l’hiver 2022 sur une période plus courte, et donc difficilement comparable, avait fait état de 1379 élèves ayant vécu une rupture de service dans la province entre le 1er février et le 28 mars.

Concrètement, un élève est considéré comme en rupture de service au Québec lorsqu’il voit son temps de présence à l’école réduit, voire interrompu, parce que le réseau scolaire n’est pas en mesure de répondre à ses besoins particuliers. Il s’agit notamment d’élèves handicapés, en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage et d’enfants ayant des troubles graves de comportement pour lesquels l’école ne dispose pas des ressources nécessaires pour être en mesure de leur enseigner à temps plein.

« Quand on n’arrive pas à garantir sa sécurité ou celle de ceux autour de lui dans l’école régulière, on ne peut pas garder l’élève », résume la présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire, Kathleen Legault, qui se dit préoccupée par cette situation.

« C’est vraiment une problématique parce que là, on peut se demander si les droits de l’enfant sont respectés. L’éducation, c’est un droit », rappelle-t-elle.

On voit parfois des bris de services maintenant dès l’âge de la maternelle ou à la première année. On étiquette l’enfant comme étant perturbateur.

L’école à la maison

Des parents se voient ainsi régulièrement appelés à venir chercher leurs enfants à l’école.

« Il y a même des directions d’écoles qui recommandent parfois aux parents de choisir l’école à la maison. Elles disent : pour votre enfant, ce qui serait le mieux, c’est l’école à la maison », affirme la professeure et chercheuse spécialisée en éducation à domicile au Département d’administration et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal, Christine Brabant.

Un constat que partage — et qui inquiète — Bianca Nugent, présidente de la Coalition des parents d’enfants à besoins particuliers du Québec. « On voit parfois des bris de services maintenant dès l’âge de la maternelle ou à la première année. On étiquette l’enfant comme étant perturbateur », déplore-t-elle.

Et lorsque des parents se plaignent du manque de services offerts à leurs enfants à besoins particuliers, « des écoles recommandent aux parents de faire l’école à la maison », ajoute-t-elle. « On leur dit que c’est le service éducatif qui est obligatoire et non pas que ce soit fait à l’école », poursuit-elle. Or, « pour les enfants qui ont besoin d’une intensité de services, l’école devrait être le premier choix », estime Mme Nugent.

La pointe de l’iceberg

Les données dont dispose le ministère quant au nombre de ruptures de services survenues dans le réseau de l’éducation ces dernières années ne représenteraient d’ailleurs que la pointe de l’iceberg, selon la professeure au Département de psychosociologie et de travail social de l’Université du Québec à Rimouski Laurence Simard-Gagnon. Cette dernière est aussi membre fondatrice du Comité pour le droit à la scolarisation de la Ligue des droits et libertés.

« Ce que le ministère considère comme un bris de service, c’est un élève qui est retiré de l’école au moins deux semaines consécutives », explique-t-elle en entrevue. Les enfants qui sont fréquemment appelés à quitter leur école pour retourner à la maison, pour une demi-journée ou quelques jours à la fois, ne sont donc pas comptabilisés par l’État. « Pourtant, les élèves qu’on rencontre dans nos recherches, ils vivent des bris répétés à long terme, sur des mois ou des années, mais ils ne s’inscrivent pas dans cette définition-là », souligne-t-elle.

C’est un cercle vicieux. Il n’y a pas de services à offrir à ces enfants-là, donc ils se désorganisent, ils ont de la difficulté.

Ces ruptures de services ne semblent d’ailleurs pas en voie de se résorber dans le contexte de la pénurie de personnel professionnel dans le réseau de l’éducation, qui comprend notamment des orthopédagogues, des psychoéducateurs et des orthophonistes. À l’échelle de la province, les plus récentes données du tableau de bord du ministère font état de 12,8 % de postes vacants, un pourcentage qui grimpe à 23,1 % à Montréal.

« C’est assez dramatique dans les écoles spécialisées. On s’approche du point de rupture », affirme Kathleen Legault, en référence aux besoins criants de personnel professionnel dans ces établissements, où sont dirigés plusieurs élèves à besoins particuliers.

« C’est un cercle vicieux. Il n’y a pas de services à offrir à ces enfants-là, donc ils se désorganisent, ils ont de la difficulté », constate pour sa part le président de la Fédération des professionnelles et professionnels de l’éducation du Québec, Jacques Landry, en référence aux répercussions des ruptures de services sur de nombreux élèves de la province.

« On n’aura pas le choix de réinvestir dans les services et dans nos professionnels », si on veut réduire le nombre de ces ruptures de services, plaide-t-il.

Joint par courriel, le cabinet du ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a affirmé que 75 % des élèves qui sont concernées par une rupture de service font « une partie de la semaine à l’école ». « On ne parle pas d’un retrait complet » pour ceux-ci.

Néanmoins, « c’est certain que des bris de services, on n’aime pas ça », poursuit le cabinet. « C’est justement pour cette raison que, depuis notre arrivée au gouvernement, on investit des sommes historiques pour aider les jeunes qui ont des besoins particuliers », ajoute-t-il. Le cabinet fait ainsi état de l’ajout de 1200 classes spéciales supplémentaires pour les élèves qui ont des besoins particuliers au cours des cinq dernières années et d’efforts mis en place « pour augmenter le nombre de professionnels » dans nos écoles.

« Maintenant, c’est aussi de la responsabilité des directions de CSS et des directions d’écoles de mettre en place les mesures qui répondent à la situation de chaque élève et d’adapter les services qu’ils offrent selon les besoins qu’ils ont », ajoute-t-on.

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