Un programme destiné aux victimes de violence… victime de compressions?

Les maisons d’hébergement pour femmes s’inquiètent de la fin d’un projet qui a permis, en un an seulement, à près de 200 victimes de violence conjugale ou sexuelle d’être représentées par des avocats spécialisés devant les tribunaux.
En septembre, Québec a mis fin à une partie du programme Rebâtir, lancé en 2021 pour favoriser l’accès à la justice aux victimes de violence.
La ligne téléphonique Rebâtir, qui offre depuis 2021 quatre heures de consultation juridique gratuite aux victimes de violence conjugale ou sexuelle, demeure active. Mais le deuxième volet du projet passe à la trappe.
« C’est vraiment dommage. Nous, on capote avec ça. On pense à nos femmes victimes de violence conjugale : il faut que ça continue », dit en entrevue Xuan Nguyen, coordonnatrice clinique à la Maison du réconfort, une maison d’hébergement pour femmes et enfants victimes de violence conjugale à Montréal. « On nous avait donné beaucoup d’espoir [avec ce projet-là]. On s’était dit : enfin ! Et ça n’a pas duré… »
La phase II du projet Rebâtir visait notamment à assurer la représentation, par un avocat, des victimes de violence conjugale ou sexuelle en cas de conflit d’intérêts. « Le conflit d’intérêts, c’est une tactique des conjoints violents », explique Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes. Un individu sollicite les services de nombreux avocats, autant à l’aide juridique qu’au privé, de sorte que la personne victime se trouve disqualifiée lorsqu’elle tente d’obtenir les services de ces juristes, en vertu du principe selon lequel un avocat ne peut être impliqué auprès de deux parties d’une même affaire. Résultat : « On a des femmes en Gaspésie qui se retrouvent avec des avocats à Montréal », illustre-t-elle.
En un an, la phase II du projet Rebâtir avait permis l’ouverture de 190 dossiers. La Commission des services juridiques (CSJ), de qui relève le programme, a identifié des situations de conflits d’intérêts dans 26 cas, donc 14 % des dossiers. Jugeant ces cas « peu nombreux », la CSJ a ainsi décidé de mettre fin à la deuxième phase, qu’elle qualifie de projet pilote. Les 93 dossiers toujours actifs dans le programme Rebâtir II seront tout de même menés à terme par les avocats du projet, assure la CSJ.
Victimes des compressions ?
Aux groupes représentant des victimes de violence, la CSJ aurait donné une explication différente. « Des coupures dans le budget », résument Mmes Monastesse et Nguyen.
Pour Mme Monastesse, la fin de Rebâtir II est une « catastrophe ». Les avocats de Rebâtir II étaient formés pour les cas de violence conjugale ou sexuelle, et « ils ne faisaient que ça », souligne-t-elle. Leur présence générait possiblement des économies pour l’État, vu la capacité des avocats à mieux naviguer dans ces dossiers complexes, souvent teintés par la multiplication de démarches de la part des accusés, croit-elle.
« Moi, ce que je comprends d’un projet pilote, c’est qu’on teste quelque chose. Si ça va bien, on continue », lance aussi Louise Riendeau, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. Partout au Québec, son organisation a répertorié les cas de femmes ayant eu du mal à trouver des avocats à l’aide juridique.
« On ne veut pas mettre la faute sur les avocats de l’aide juridique : on le sait, ils sont complètement débordés », précise Mme Nguyen. Elle a accompagné une femme qui a pu être représentée par une avocate de Rebâtir, et dit avoir constaté toute la pertinence du service, vu l’expertise pointue de la juriste. À son avis, l’accompagnement de Rebâtir a « fait toute la différence », jusque dans le jugement rendu dans cette cause de garde d’enfants.
La directrice de Rebâtir, Marie-Claude Richer, n’a pas souhaité répondre aux questions du Devoir, qu’elle a dirigé vers la CSJ. Dans un courriel au Devoir, la vice-présidente de la CSJ, Nadine Koussa, a dit croire que le récent rehaussement des tarifs de l’aide juridique motive des avocats du privé à accepter des mandats d’aide juridique en cas de conflits d’intérêts. Pour rappel, le nombre d’avocats du privé qui prenaient des dossiers d’aide juridique avait chuté de 20 % en 2024, surtout en raison des conditions de travail. Les tarifs ont été rehaussés depuis.
Débordés et pas spécialisés
Comme Mme Nguyen, Mmes Monastesse et Riendeau constatent que les avocats de l’aide juridique sont débordés, et donc difficiles à trouver, en plus d’être parfois mal formés pour gérer des dossiers de violence sexuelle ou conjugale.
« Nous, ce qu’on voit sur le terrain, c’est que ça ne marche pas », dit Mme Monastesse. Rebâtir II, « c’était quelque chose qui fonctionnait ».
À elle seule, la ligne téléphonique de Rebâtir a permis d’aider plus de 16 000 victimes, par le biais de près de 69 000 consultations, selon les chiffres du ministère de la Justice. « Les quatre heures de consultation gratuite, ça fait toute la différence, souligne Mme Riendeau. Mais avoir une consultation, c’est une chose. Si après, tu n’es pas représentée, tu fais quoi ? Il y a des femmes qui se sont fait dire par un avocat : représentez-vous vous-même. »
Dans une lettre transmise au ministre en novembre, Mme Riendeau soulignait que l’équipe de Rebâtir avait su « développer une expertise solide qui permet de bien conseiller les victimes et qui pourrait leur assurer une meilleure défense de leurs droits, défense qui n’est pas accessible à toutes par les services actuellement disponibles par le réseau de l’aide juridique ».
En guise de réponse, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a notamment écrit que les « préoccupations quant à l’accès à la justice » sont « au cœur des travaux accomplis et en cours par le ministère de la Justice ».