Un profond malaise nucléaire à Deep River

Dans la ville de Deep River, en Ontario, les aiguilles de l’horloge atomique tournent. Situés sur son territoire, tout près de là, plus d’un million de mètres cubes de déchets nucléaires dorment, en attendant d’être enfouis à un kilomètre de la rivière des Outaouais. Sept mois après le feu vert accordé au projet par le tribunal de la Commission canadienne de sûreté nucléaire, les riverains s’entredéchirent. Premier de trois textes.
Le bateau de Jason Phelps tambourine sur la rivière des Outaouais, laissant derrière lui une traînée d’écume. « C’est sûr que je ne pêche plus icitte, je ne mange plus de poisson d’icitte », lance-t-il, le regard fixé vers la rive ontarienne.
Sous ses yeux, au sommet d’un bâtiment de briques qui borde l’eau agitée de la rivière, se hissent deux cheminées bicolores. Un matin bien calme sur les terrains des laboratoires nucléaires de Chalk River.
Érigée sur un territoire de quelque 4000 hectares, l’usine fait partie du paysage de l’Est ontarien depuis plus de 80 ans, si bien que Deep River, la ville qui l’englobe, a essentiellement le même âge. « Nous étions le parallèle canadien à Los Alamos », résume la mairesse de la ville, Suzanne D’Eon, en référence à la ville américaine qui a vu naître le « projet Manhattan » dans les années 1940.
En s’aventurant sur la route 17 vers l’ouest, un automobiliste en provenance de Montréal croisera la ville de Chalk River, puis, très vite, un chemin du nom de Plant Road, « la route de l’usine ». Après avoir tourné à droite, laissant derrière lui une large installation marquée du logo d’Énergie atomique du Canada limitée (EACL) — société de la Couronne canadienne —, il tombera face à face avec un portail fortement sécurisé. Ici s’amorce le campus des laboratoires de Chalk River.

C’est sur ces terres qu’une équipe de scientifiques canadiens, britanniques et français ont développé le premier réacteur nucléaire à l’extérieur des États-Unis, au milieu des années 1940, usant d’uranium et d’eau lourde pour générer de la fission nucléaire.
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À ses débuts, l’usine a aussi servi au développement de méthodes pour produire du plutonium. Selon la Commission canadienne de sûreté nucléaire, plus de 250 kilogrammes de cet élément radioactif ont été transférés aux États-Unis de 1959 à 1964, afin d’être mélangés « aux stocks restants du programme américain d’armes nucléaires ».
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les laboratoires de Chalk River se sont graduellement retirés de ce type d’activités pour se concentrer exclusivement sur la production d’énergie et d’isotopes médicaux. Or, après des décennies d’activités, les résidents du secteur doivent maintenant vivre avec un passif qu’ils ne peuvent plus ignorer : un monticule d’un million de mètres cubes (m3) de déchets radioactifs. Le Devoir s’est rendu sur place.
Une ville nucléaire
Il est 14 h à Deep River. Une chaleur suffocante est descendue jusqu’à la rivière, où des bateaux à voile tanguent de gauche à droite. À l’entrée de l’avenue Beach, nous sommes accueillis par une maison blanche coiffée d’un toit vert et percée de lucarnes. Les arbres du voisinage jettent leur ombre sur un panneau circulaire vissé au sommet du garage. On peut y lire le nom « Laurence ».
La pancarte a été posée ici à la mémoire de George C. Laurence, un scientifique de l’Île-du-Prince-Édouard arrivé à Deep River en 1945 pour travailler sur les premiers réacteurs de l’usine tout juste inaugurée de Chalk River et qui est devenu, en 1961, président de la Commission de contrôle de l’énergie atomique.
Sur ce tronçon de rue, la Société pour la préservation de l’héritage nucléaire canadien a identifié neuf domiciles ayant appartenu à d’anciens travailleurs du secteur nucléaire. À Deep River, les ex-employés d’Énergie atomique du Canada pullulent. Même la mairesse y a travaillé.
Kerry Burns ne fait pas exception. Assis sur un banc devant la bibliothèque publique de Deep River, cet expert en chimie nucléaire, titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat de l’Université McGill et qui a travaillé 25 ans à EACL, se remémore avec nostalgie ses années au laboratoire de Chalk River. Mais aujourd’hui, c’est le riverain qui parle. Et il est inquiet.

Pour disposer de ses passifs nucléaires vieux de plusieurs décennies, le groupe qui exploite aujourd’hui l’usine de Chalk River, Laboratoires nucléaires canadiens (LNC), propose de construire, à même le flanc d’une colline, un site d’enfouissement de 37 hectares — l’équivalent de 10 terrains de soccer — capable d’accueillir un million de mètres cubes de résidus radioactifs de faible intensité. Cette installation de gestion des déchets près de la surface (IGDPS), qui sera placée à un kilomètre de la rivière, a déjà obtenu l’approbation de la Commission canadienne de sécurité nucléaire, en janvier.
L’amas de débris qui y sera enfoui sera composé à 90 % de matériel et d’équipement de protection, de rebuts d’immeubles ou de sols contaminés issus directement des travaux de restauration à Chalk River, lancés en 2016. Quelque 10 % des déchets arriveront sur le site en provenance de laboratoires universitaires et hospitaliers, ou encore d’autres usines d’EACL, comme Gentilly-1, au Québec.
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- Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Lorsqu’il travaillait à Chalk River, entre deux passages à l’Agence internationale de l’énergie atomique, Kerry Burns avait reçu le mandat d’analyser les déchets contenus sur le campus pour découvrir leur teneur en éléments radioactifs. À l’époque, raconte-t-il, les résidus entreposés sur le site provenaient d’un peu partout au Canada, ce qui rendait la tâche de les catégoriser extrêmement complexe.
Le groupe LNC, dont fait notamment partie AtkinsRéalis — nouveau nom de SNC-Lavalin —, assure que les déchets qui seront enfouis à proximité de ses installations correspondent à la définition de résidus de « faible intensité », c’est-à-dire que leur radioactivité se sera suffisamment amenuisée d’ici la fin de la vie utile de l’IGDPS, dans 500 ans. Mais Kerry Burns craint de mauvaises surprises.
« LNC ne sait vraiment pas ce qu’il a sous la main. Il y a énormément de vieux déchets sur le site, en provenance de diverses opérations », souligne-t-il.
« Plusieurs des vieux déchets n’ont pas été classés, poursuit-il. Je vis en amont, d’accord. Mais je crois qu’il y a davantage de travail qui doit être fait. On ne sait pas ce qu’il y aura là-dedans. »
Et la rivière ?
Le groupe LNC assure que la technologie qu’il a développée répond aux « meilleures pratiques internationales » pour disposer des déchets nucléaires de faible intensité. L’IGDPS sera dotée d’une couche d’argile, de sable et de géotextile d’environ 1,5 mètre d’épais sous les déchets, puis, au-dessus, d’un capot protecteur d’environ 2 mètres d’épaisseur, composé notamment de sable, de roches et d’une membrane synthétique.
Lors de fortes pluies, un système de traitement des eaux usées doit permettre de récupérer le liquide qui pourrait avoir été contaminé et de le traiter avant de le relâcher dans le bassin versant de la rivière des Outaouais.
En entrevue avec Le Devoir, le professeur François Caron, du Collège militaire royal du Canada, se veut rassurant. « Il n’y a vraiment pas de parties de réacteurs qui vont se retrouver là », déclare cet expert en radioactivité dans l’environnement. « Quand on regarde les éléments les plus lourds, comme l’uranium, il faut rappeler qu’il est présent partout dans la nature. C’est lui qui est responsable, par exemple, de l’exposition qu’on a au radon. »
Bien qu’il n’existe pas de risque zéro, l’IGDPS a été spécialement conçue pour que de tels éléments se décomposent avant d’atteindre les cours d’eau, affirme M. Caron. « Je n’ai pas d’inquiétudes », ajoute-t-il.
Rien pour convaincre Ole Hendrickson, Lynn Jones et Eva Schacherl. Attablés dans une maison d’Ottawa, ces trois citoyens engagés contre le projet énumèrent avec stupéfaction les produits qui pourraient se retrouver dans l’IGDPS : uranium 238, plutonium 242, césium 135… « Ils ont établi des niveaux acceptables de [radioactivité]… acceptables pour eux », lance Mme Schacherl.
Impliqués depuis des années dans la lutte contre l’IGDPS, Mme Jones et M. Hendrickson possèdent un chalet dans le secteur de Deep River. Et malgré de nombreuses rencontres avec les parties impliquées, ils ne peuvent s’empêcher de croire que le site ne sera pas autre chose qu’un « dépotoir qui fuit ». « Il y a de plus en plus d’événements météorologiques extrêmes, dit Lynn Jones. Il y a des risques de tornades, de feux de forêt. Donc, il pourrait y avoir des accidents qui feraient couler de larges quantités de déchets dans la rivière. »
Ancien employé d’EACL, spécialisé notamment dans l’évaluation environnementale, William Turner a participé dès les débuts du projet, en 2016, au processus de consultation du groupe LNC. « Ce que j’ai découvert, c’est que les gens qui proposaient ce projet ne comprenaient pas vraiment le processus d’évaluation environnementale. Et ça m’a dérangé », lance-t-il.
« Il y a plusieurs questions sur les débris [qu’ils veulent enfouir sur le nouveau site]. C’est très difficile de déterminer ce qu’ils vont mettre là-dedans, et en quelle quantité », dit-il.

Dans un courriel, le groupe LNC soutient que, malgré la proximité avec l’eau, le projet n’affectera en aucun cas la biodiversité aquatique et la santé humaine. « L’IGDPS a été conçue pour résister à des événements comme les séismes, les feux de forêt, tout sabotage et les tempêtes majeures. L’installation est située 50 mètres au-dessus de la rivière, bien plus haut [que le niveau] où toute inondation pourrait survenir », écrit le conglomérat.
Pour la mairesse de Deep River, Suzanne D’Eon, il n’existe pas mille solutions pour se débarrasser des déchets nucléaires actuellement entreposés sur le campus de Chalk River. « LNC nous arrive avec un plan B sur plan B sur plan B, plusieurs couches protectrices et un système de traitement. C’est beaucoup mieux que l’état actuel dans lequel sont entreposés ces déchets », affirme-t-elle.

Jason Phelps conduit son embarcation à vive allure le long de la presqu’île qui abrite les laboratoires de Chalk River. Un hélicoptère de la base militaire de Petawawa vrombit au-dessus de sa tête. Une main sur la barre, une autre pointée vers la rive ontarienne, il raconte comment deux accidents nucléaires ont ébranlé la région en 1952, puis en 1958, dans une quasi-indifférence généralisée.
« À l’époque, le gouvernement disait que c’était sécuritaire, rappelle-t-il. Ils font encore la même chose », lance-t-il avant de s’éloigner vers le chalet familial, sur une île trônant au beau milieu des eaux troubles de la rivière des Outaouais.