La presse musicale française décimée en un seul jour

Le groupe d’édition Humensis a été racheté par Albin Michel.
Photo: Humensis via Wikimedia Commons Le groupe d’édition Humensis a été racheté par Albin Michel.

Les rédactions des magazines Classica, L’Avant-Scène et Pianiste se sont vu signifier l’arrêt de leur publication et le licenciement collectif de leurs équipes pour motif économique le jeudi 6 février dernier. Ce coup de balai brutal et inattendu se fait dans le cadre du rachat du groupe d’édition Humensis par Albin Michel.

Nouveau choc dans le milieu culturel à l’impact majeur en France et dans la francophonie, donc, avec l’arrêt brutal, après les numéros de mars, de trois magazines majeurs de la scène musicale, importants dans l’écosystème.

Classica est, avec Diapason (propriété de Reworld Media), l’un des deux magazines de musique classique généralistes en France. Classica a été longtemps propriété du Groupe Express, qui l’avait revendu aux Éditions Médias Culture et Communication (EMC2). Cette même société avait aussi racheté en 2017 Pianiste, bimestriel destiné aux amateurs de piano comportant notamment un cahier de partitions, jouées par le pianiste Paul Montag sur un disque attenant au magazine.

Propositions uniques

Joint par Le Devoir, Paul Montag était sidéré en apprenant la nouvelle : « La rédaction me disait que les résultats étaient bons et qu’il n’y avait rien à craindre du rachat. »

Par ailleurs la pratique instrumentale n’augure pas de tendances négatives. Professeur, notamment en conservatoire de région, Paul Montag observe comme ses collègues une baisse de la pratique à haut et très haut niveau, mais surtout un développement d’une pratique amateur, dont attestent selon lui les ventes d’instruments numériques et de méthodes d’enseignement. Pianiste était un magazine seul sur son créneau et unique en son genre.

Seul en son genre aussi, et ô combien : L’Avant-Scène Opéra, un autre bimestriel. Fondé en 1976, le titre a été racheté en 1989 par un groupe d’auteurs mené par Michel Pazdro, secrétaire de la rédaction. Ils ont fondé les Éditions Premières loges. Plus qu’un magazine d’actualité, L’Avant-Scène Opéra décortique une œuvre dans chaque numéro. Le fonds de catalogue de cette publication est donc unique au monde, ne se périme pas et constitue un acquis et un trésor de guerre majeur. « Sur un mois, la plupart des rentrées sont dues au catalogue », confirme Jules Cavalié, rédacteur en chef du magazine depuis avril 2022.

L’Avant-Scène Opéra est un parfait complément à Opéra Magazine, publication plus liée à la critique de spectacles et à l’actualité. De facto, Diapason, Opéra Magazine et la très confidentielle Lettre du musicien, publication professionnelle, sont les derniers rescapés de ce marché.

Opacité

Tant Jules Cavalié que Philippe Venturini, rédacteur en chef de Classica, sont bridés dans leur parole, car ils attendent leur entretien de licenciement. Mais l’un et l’autre n’ont pas vu venir le couperet.

« Nous n’avons pas été liés aux démarches de reprise », nous dit Jules Cavalié. « Nous savions que la vente se passait entre Albin Michel et Gallimard et avons appris en décembre que ce serait Albin Michel. Des craintes, il y en a toujours… » indique Philippe Venturini, qui précise que les salariés ont été convoqués jeudi. « On nous a dit que les résultats n’étaient pas bons et qu’il avait été décidé d’arrêter l’activité des trois titres. »

Quant à Humensis, Charles Ruelle, responsable du département des revues — et par ailleurs président du Syndicat de la presse culturelle et scientifique — nous répond : « Malheureusement, nous ne pouvons communiquer sur une procédure en cours. »

L’ampleur du choc vient du regroupement de trois revues dans un « pôle musique », les Éditions Premières loges, au sein de Humensis. De sources bien au fait du milieu de la presse française, la situation s’explique au moins par une triple problématique : un marché publicitaire en berne avec des perspectives négatives (concentration dans l’édition phonographique et compressions en musique vivante) ; un manque de créativité endémique dans la transition entre le papier et le numérique de la part de la presse musicale depuis de nombreuses années ; ainsi qu’un facteur humain.

Ce dernier est lié à la figure de Denis Kessler (1952-2023), p.-d.g. puis président du CA du groupe Scor (spécialiste de la réassurance), l’actionnaire historique de Humensis. C’est M. Kessler, amoureux des arts et de musique, qui aurait fait racheter L’Avant-Scène / Premières loges à Humensis en 2018 et aurait créé de ce fait un « pôle musique », enrichi par l’intégration, en novembre 2019, de Pianiste et de Classica.

Humensis, éditeur de manuels scolaires et des Presses universitaires de France, « n’avait que faire du “pôle musique”, la danseuse de Kessler », nous dit un observateur du métier, selon lequel le sort des magazines était quasiment scellé à la mort de l’industriel protecteur en juin 2023.

Reste à savoir si et comment Humensis a cherché à revendre Premières loges depuis. En bloc ? Par titres ? Quelle est la situation désormais ? Le mutisme, qui émane aussi d’Albin Michel, qui n’a pas répondu à notre demande d’entrevue, empêche d’avoir des réponses à ce sujet, réponses industrielles importantes à opposer aux apparences de « délit de sale gueule » qui semble frapper cette forme d’art en bloc et d’un coup.

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