Pourquoi les grèves sont-elles en hausse au Québec?

Lockout au port de Montréal, débrayages surprises à la SAQ, grève à Postes Canada : les conflits de travail ne cessent de faire les manchettes au Québec. D’un secteur à l’autre, les travailleurs entrent en grève — ou menacent de le faire —, espérant améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail. Comment expliquer cette résurgence des conflits de travail ? Décryptage.
« On voit un accroissement assez énorme des conflits de travail depuis la fin de la pandémie et une explosion des chiffres en 2023 avec la grande grève du secteur public », fait remarquer d’emblée Jean-Philippe Warren, sociologue à l’Université Concordia.
Depuis une vingtaine d’années, la moyenne d’heures de travail perdues en grèves ou en lockout au Québec ne dépassait presque jamais le cap des 50 000 heures par mois. L’an dernier, ce chiffre a été multiplié par quatre, pour atteindre près de 225 000 heures, d’après les données obtenues par Le Devoir auprès de Statistique Canada.
Avec des taux de chômage et d’inflation stables depuis la fin des années 1990, les conventions collectives se négociaient rondement en suivant l’augmentation du coût de la vie, indique M. Warren, notant un pic de grèves en 2015 (207 400 heures) lors des négociations du secteur public. Des chiffres du Conseil du patronat du Québec (CPQ) le confirment : plus de 95,2 % des conventions collectives signées entre 2014 et 2020 ont été conclues sans arrêt de travail ni arbitrage.
Après la pandémie, la hausse de l’inflation combinée à la pénurie de main-d’oeuvre a changé la donne. « Non seulement les travailleurs veulent retrouver leur pouvoir d’achat, mais ils n’ont plus peur d’entrer en grève ni de perdre leur emploi. Ils savent qu’ils vont en retrouver un ailleurs et que l’employeur ne veut pas perdre sa main-d’oeuvre qualifiée en ce moment », souligne M. Warren.
Le professeur en relations industrielles à l’Université de Montréal Patrice Jalette parle même d’un effet boule de neige. Le fait que d’autres grèves très médiatisées portent leurs fruits a encouragé nombre de travailleurs à refuser des ententes de principe insatisfaisantes et à débrayer pour obtenir les mêmes conditions, voire mieux.
Il donne l’exemple du mouvement du Front commun fin 2023, lors duquel 420 000 travailleurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux sont entrés en grève. Si l’offre initiale du gouvernement du Québec était d’augmenter leurs salaires de 9 % sur 5 ans, les grévistes ont réussi à obtenir au final une hausse de 17,4 %. Certains syndicats arrivent aujourd’hui à la table de négociations avec des demandes similaires.
Des conflits qui durent longtemps
Malgré ce contexte à l’avantage des travailleurs, les conflits de travail ont tendance à s’envenimer et à durer plus longtemps, note M. Jalette. Les employeurs sont plus nombreux à utiliser le lockout pour faire à leur tour pression sur les syndiqués. Un constat que partagent les organisations syndicales contactées par Le Devoir.
Magali Picard, présidente de la Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec (FTQ), donne en exemple le cas des 81 débardeurs du Port de Québec, en lockout depuis septembre 2022, et celui des employés de la cimenterie Ash Grove, de Joliette, qui l’ont été pendant 16 mois en 2021-2022.

« Les conflits ne se comptent plus en jours ou en semaines, mais en mois. On voyait moins ça avant », abonde Caroline Senneville, présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). « Le recours à des briseurs de grève est aussi plus fréquent. On fait des signalements, on envoie les dossiers devant le Tribunal administratif du travail, mais souvent, les entreprises n’ont aucune sanction à part se faire taper sur les doigts. »
Sans vouloir affirmer qu’il y a une augmentation des lockouts, faute de chiffres récents en sa possession, le vice-président des affaires publiques et gouvernementales au Conseil du patronat du Québec, Arnaud Champalbert, indique que les employeurs vivent aussi des défis qui les empêchent de dire oui à toutes les demandes syndicales. « Les entreprises veulent garder ou attirer les travailleurs, mais elles ont aussi une logique d’entreprise : être compétitives et rentables. Les coûts salariaux ne doivent pas mettre à mal le modèle d’affaires », dit-il, rappelant « la complexité de faire des affaires au Québec » face à des concurrents internationaux qui ont « des exigences plus allégées ».
« Même si on a retrouvé le plein-emploi, je peine à voir une tendance à la baisse [dans les prochaines années] avec la question des travailleurs étrangers temporaires. Si on leur ferme les portes, on pourrait retrouver une pénurie de main-d’oeuvre. Les travailleurs vont continuer à avoir le gros bout du bâton », analyse M. Jalette.
Avec Éric Desrosiers
Plus de grèves, vraiment ?
L’inflation des dernières années a ravivé les conflits de travail, mais la situation est loin d’être exceptionnelle dans l’histoire du Québec. Les années 1970 ont été marquées par de nombreuses grèves, dont celle, historique, du secteur public en 1972.
En 1976, une grève dans le secteur de la construction et des manifestations contre les mesures anti-inflation ont fait grimper la moyenne d’heures de travail perdues (en grève ou en lockout) à 1 125 000 heures par mois. Des chiffres cinq fois plus élevés qu’en 2023.
Il faut dire que le Québec était encore très industrialisé à l’époque, explique Jean-Philippe Warren, concentrant une « masse critique » de travailleurs prêts à faire grève. « Le discours nationaliste de gauche était très fort, poursuit-il. On estimait que la seule façon de faire triompher la justice sociale, l’équité, le salaire raisonnable, les droits fondamentaux, c’était l’affrontement. »
À la veille de la crise économique de 1981-1982, la moyenne d’heures de travail perdues en grève ou en lockout frôlait les 600 000 heures par mois. Le chômage élevé, les fermetures d’usines et la hausse des taux d’intérêt ont changé les rapports de force. « Faire des grèves trop longues, c’était mettre en péril l’usine. Le taux de chômage était très élevé, les gens étaient en compétition pour garder leur job, ils acceptaient ce qu’on leur donnait de peur de tout perdre », poursuit le sociologue.
Le mouvement de grève n’a depuis cessé de diminuer, avec un rebond à la veille de la crise économique du début des années 1990. « Les cycles économiques expliquent l’évolution des grèves », résume Patrice Jalette, spécialiste en relations industrielles. Plus le chômage est bas, plus il y a de grèves, et inversement. Le phénomène est similaire pour l’inflation : plus le coût de la vie explose, plus les travailleurs entreront en grève pour retrouver leur pouvoir d’achat.