«Le boucher»: l'institutrice et l’assassin

Une scène tirée du long métrage «Le boucher», de Claude Chabrol, sorti en 1970, avec les acteurs Jean Yanne et Stéphane Audran.
Photo: Films de la Boétie Une scène tirée du long métrage «Le boucher», de Claude Chabrol, sorti en 1970, avec les acteurs Jean Yanne et Stéphane Audran.

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

C’est un thriller hypertendu dénué de scènes de suspense. C’est un récit de tueur en série dans lequel on n’est témoin d’aucun meurtre. C’est une histoire d’amour poignante où aucune déclaration n’est formulée. C’est l’une des œuvres préférées de Martin Scorsese. Ce film, c’est Le boucher. Qualifié par Le Figaro de « film français le plus important depuis la Libération » à sa sortie en février 1970, ce long métrage écrit et réalisé par Claude Chabrol explore la relation trouble entre une institutrice de village et un boucher, surtout après que la première eut compris que le second est un meurtrier. Malgré ses 55 ans, Le boucher continue de subjuguer.

Dans ses mémoires Et pourtant je tourne, Claude Chabrol se souvient : « Le boucher est né de plusieurs projets que je traînais. Je voulais faire un film sur un tueur de village, un autre sur les instituteurs. J’avais envie de tourner à nouveau avec Jean [Yanne], avec Stéphane [Audran]… »

Il faut savoir que Le boucher s’inscrit dans ce qui correspond à la « période dorée » du cinéaste. De fait, entre 1968 et 1978, soit à partir du film Les biches jusqu’à Violette Nozière, Chabrol mit en scène pas moins de 17 films, dont plusieurs de ses meilleurs. Hormis les deux titres susmentionnés, La femme infidèle, Que la bête meure (avec Yanne), Le boucher, La rupture, Juste avant la nuit et Les noces rouges sont des films majeurs.

Photo: Films de la Boétie L’institutrice et le boucher sympathisent lors de la scène du mariage qui ouvre le film de Claude Chabrol.

À une exception près, tous mettent en vedette Stéphane Audran, alors l’épouse du cinéaste, avec qui Claude Chabrol continuera de collaborer longtemps après leur séparation, notamment dans Poulet au vinaigre et Betty. Il reste que c’est dans Le boucher que Chabrol offrit à Audran son rôle le plus captivant.

De poursuivre Chabrol dans ses mémoires à propos de ce qu’il qualifie d’un de ses films préférés : « J’ai présenté un personnage qui provoque une répulsion immédiate et violente : un tueur de femmes. J’ai voulu montrer comment une femme, une institutrice, que l’on pare de toutes les vertus, peut en arriver à donner un baiser à cet assassin sadique. Il n’est pas d’âmes toutes noires, ni toutes blanches. »

Lui, tout le monde l’appelle « Popaul », surnom inoffensif s’il en est. Quant à elle, c’est « mademoiselle Hélène », désignation empreinte de respectabilité. Il est fruste, elle est raffinée. Il est traditionnel, elle est émancipée. Il est avenant, elle est distante… sauf avec lui, curieusement.

Dans son répertoire des « Grands films », Roger Ebert écrit sur Hélène : « Peut-être dès leur première rencontre, Hélène est-elle fascinée par le danger qu’elle sent émaner de Popaul. Mademoiselle Hélène est assise à côté de lui au mariage de son collègue enseignant, et la première chose qu’elle le voit faire est la découpe d’un rôti. Remarquez avec quelle avidité elle suit le mouvement du couteau, avec quel empressement elle prend sa part, comment elle commence à manger avant que quiconque n’ait été servi. Et remarquez aussi comme elle paraît étrangement heureuse, comme si elle avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait. »

Dominante, dominé

Dans son appréciation du film à l’occasion d’une rediffusion en 2019, la journaliste Dorothée Barba relève, sur France Inter, la manière ingénieuse avec laquelle Chabrol associe romantisme et pulsion de mort.

« Pendant que ces deux-là flirtent gentiment et qu’il lui offre un gigot emballé dans du papier comme un bouquet de fleurs — magnifique idée, au passage, le bouquet de gigot —, on commence à ressentir un malaise grandissant, parce que des meurtres sont commis dans la région. Des femmes sont sauvagement assassinées. Popaul aurait-il quelque chose à se reprocher ? »

Photo: Films de la Boétie L’institutrice impressionnée par la récolte de champignons du boucher juste avant la découverte d’un cadavre.

Or, comme le relève Roger Ebert : « Il n’y a pas de réel mystère autour de l’identité du tueur : il doit s’agir de Popaul le boucher, car aucun autre suspect plausible n’est présenté à l’écran. Nous le savons, le boucher le sait, et au bout d’un moment, mademoiselle Hélène, la maîtresse d’école, le sait certainement. […] Le suspense du film repose sur la danse obsédante à laquelle se livrent les deux personnages autour de la culpabilité du boucher. »

Une « danse obsédante », oui… Et en dépit des apparences, de l’époque et du conservatisme ambiant, ce n’est pas l’homme qui mène le bal. En effet, au gré d’une suite de compositions révélatrices, Chabrol établit une dynamique plus tordue qu’il n’y paraît entre Popaul et Hélène.

Par exemple, vers le commencement, lorsque le boucher se présente un matin à la fenêtre de la classe de l’institutrice, lui debout, elle assise à son bureau, il la domine dans le cadre. Plus tard, un soir, alors qu’elle le sait coupable et que lui sait qu’elle sait, on a droit à la composition inverse : lui suppliant à la fenêtre, elle debout, donc en position dominante dans le cadre.

Et ce plan où Popaul, accroupi à la table d’Hélène, a l’air d’un gamin à côté d’elle… Et cet autre plan ayant servi pour certaines affiches, où Popaul enfouit sa tête dans le giron d’Hélène, comme un enfant… Contrairement au cliché du genre, « mademoiselle » ne fait ici jamais figure de « demoiselle en détresse », tant s’en faut.

Photo: Films de la Boétie L’institutrice réconfortant le boucher à l’heure ultime.

Même devant l’évidence de la culpabilité de Popaul, Hélène ne le dénonce pas. Ce n’est qu’à la toute fin, lorsque Popaul agonise sur une civière, que leur relation cesse momentanément d’être platonique, alors qu’Hélène dépose un baiser — le seul qu’ils auront partagé — sur la bouche du boucher.

Comme un poison

Sur France Inter, Dorothée Barba revient sur la nature insidieuse du suspense : « Chabrol excelle quand il s’agit d’injecter de la terreur dans une scène apparemment banale. […] Une promenade en forêt pour ramasser des champignons, par exemple, devient absolument glaçante. L’ambiguïté de la relation entre cet homme et cette femme, l’inquiétude sourde qui imprègne le village et nous ferait presque sursauter chaque fois que résonne la cloche du village. »

D’ailleurs, ce décor, Chabrol ne le choisit pas au hasard. Le Trémolat, avec ses grottes, possédait un côté primitif de circonstances. Car en filigrane, le film traite de la violence, de l’horreur, dont l’humain est capable : si Hélène est hantée par le souvenir d’un amour malheureux, Popaul est pour sa part tourmenté par celui des guerres d’Indochine et d’Algérie.

Photo: Films de la Boétie L’institutrice déposant un baiser sur la bouche du boucher mourant à la fin du film de Claude Chabrol.

Dans un essai de 2019, l’ancien critique et délégué général de la Quinzaine des cinéastes devenu directeur d’Arte France cinéma, Olivier Père, écrit à ce sujet : « Chabrol dresse le fascinant portrait d’un assassin ordinaire, ancien d’Indochine et d’Algérie traumatisé par le sang versé à la guerre. La proximité de grottes préhistoriques souligne l’ambition du cinéaste, qui entend raconter à travers un fait divers criminel l’histoire de l’humanité, de la sauvagerie à la civilisation, avec la violence comme fil conducteur. Le boucher est aussi un réquisitoire implacable contre toutes les guerres, qui métamorphosent des hommes en tueurs ou en témoins d’atrocités, et leur transmettent comme un poison le goût de la violence. »

En guise de conclusion, Olivier Père écrit : « Magistralement interprété et mis en scène, Le boucher compte parmi les chefs-d’œuvre de Chabrol [qui] atteignent une forme de perfection. »

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