Un portrait de «Burgz», la Petite-Bourgogne
Que faut-il faire pour se glisser dans la peau d’un quartier entier ? Le photographe Andrew Jackson a grandi au Royaume-Uni, dans une famille caribéenne, avant de poser le pied dans son nouveau pays. Il est arrivé à Montréal il y a cinq ans. « Pour moi, m’intéresser à la Petite-Bourgogne, c’était une façon de comprendre où j’étais, de me situer, d’arriver à prendre racine », explique-t-il, en anglais, d’une voix posée.
Le Musée McCord Stewart l’a chargé de documenter le quartier de la Petite-Bourgogne, tout en tissant des ponts avec l’histoire de ce quartier où une importante communauté noire a, de longue date, élu domicile.
En 2021, la Fondation Phi avait présenté son projet d’engagement public avec le DESTA Black Youth Network. Diplômé en photographie de l’Université South Wales, au pays de Galles, le photographe a vu son travail être publié dans divers imprimés, dont The Guardian, le Los Angeles Times et le Financial Times.

L’art du timide
« L’appareil photo permet à des timides, comme moi, d’entrer en relation avec les autres. Si je vais juste regarder quelqu’un, par exemple dans un pub en Angleterre, ça va mal se finir… Mais si j’ai un appareil photo, que je veux photographier la personne que je regarde, il est possible qu’elle se mette à me confier des choses. Parfois, en cinq minutes, en dix minutes, les gens se mettent à parler, à s’expliquer. Ce n’est pas à moi qu’ils parlent, mais à l’appareil photo. »
Marcher, se promener, arpenter le quartier, c’est ce qu’Andrew Jackson a fait, tout d’abord. Il s’est mis à discuter avec les gens. Un jour, il a rencontré Jason Fraser. Il l’a photographié. Toute sa famille s’est retrouvée devant son objectif. Jason Fraser est là pour l’ouverture de cette exposition. Il porte une casquette à la visière parfaitement horizontale. Elle est décorée d’un imprimé flanqué du mot « Burgz ».
Burgz : c’est le mot par lequel on nomme désormais ce quartier. Jason Fraser regarde les photographies. Il n’en revient pas. Il pleure. Pourquoi pleure-t-il ? « C’est ma mère en photo ici… Elle serait tellement fière. Et moi, je suis fier d’être de ce quartier de la Petite-Bourgogne. Très fier. »

Toute sa famille a grandi là-bas. « Ma grand-mère a eu 13 enfants. Dans le quartier, on connaissait tout le monde. » La famille a déménagé souvent. « On était pauvres… »
Jason parle de la police. Encore aujourd’hui, pour les jeunes surtout, il y a de l’intimidation de la part des forces de l’ordre, dit-il. « Les policiers ne connaissent pas le quartier. Comme ils ne savent pas, ils s’énervent. Un policier, ça reste un policier, peu importe s’il est noir ou blanc. »
Jason Fraser est plus volubile que le photographe qui lui a tiré le portrait. « On a souvent parlé des célébrités qui sont venues de la Petite-Bourgogne, explique-t-il. Oui, il y a eu des personnalités, comme Oliver Jones, ou Oscar Peterson, ou d’autres… Mais moi, je veux aussi qu’on parle du monde ordinaire. Des gens qui ne seront pas célèbres. Du monde ordinaire. Et je veux que ce soit positif quand même ! C’est ce que fait Andrew [Jackson]. »

L’histoire noire
En marge des portraits et des traits de ce quartier photographié en couleur par Andrew Jackson, cette exposition propose trois courtes vidéos. Elles invitent à une plongée dans l’univers auquel le photographe s’est intéressé.
« J’ai été éduqué selon une conception assez classique de la photo documentaire », dit-il. Qu’est-ce à dire ? « On a longtemps cru que la photographie témoignait du réel, qu’elle donnait à voir ce qui est vraiment. Pourtant, on sait très bien que dès qu’un photographe entre en scène, déjà, les choses changent. Et puis, j’ai beaucoup remis en question cette idée de la photographie impériale. Cette photographie où les photographes se croient tout permis, peu importe où ils débarquent. Ils se croient à même de tout photographier, de tout comprendre… Je pense que, tout au plus, on propose une vision du réel, à partir de soi. »
Ce n’est pas simple de photographier une communauté noire, explique Andrew Jackson. « Comme photographe, vous comprenez que tout le monde n’appartient pas au même univers. Ce n’est pas la même chose de photographier un homme d’affaires ou un écrivain. Mais si vous photographiez des Noirs, tout est ramené à cette dimension. » Ce dont il entend se libérer, autant que possible, en fonction de son propre rapport au monde.
« Au fond, les gens n’ont pas besoin de moi pour savoir qui ils sont. Ils ont besoin de moi comme filtre, pour montrer à d’autres leurs expériences », estime le photographe.

Des échos
Sous des présentoirs de plexiglas, une vingtaine d’objets, de documents d’archives et de photographies anciennes font écho au travail du photographe. On y voit des poupées noires en chiffon. Une tirelire en fonte du XIXe siècle sous la forme du faciès d’un homme noir bassement caricatural. Diverses photographies d’époque rappellent qu’au début du XXe siècle, se grimer en noir appartenait à un registre de l’humour teinté d’un profond racisme.
Dans une des vitrines, il est possible de lire un acte de vente manuscrit, rédigé en anglais, entre un certain Jacob Thomas de New York et John Fulton de Montréal. Le document atteste la vente, pour quelques livres, d’un esclave noir connu sous le nom de Cesar.
Une vieille image montre Camillien Houde, maire de Montréal, à sa sortie d’un train. Autour de lui, le personnel du véhicule est constitué de Noirs seulement. C’était bien la réalité du monde du chemin de fer. Quantité d’ouvriers du rail, employés dans les trains, appartenaient à la communauté noire de la Petite-Bourgogne. À l’entrée de l’exposition, une ancienne lanterne de chemin de fer donne à penser que toute la lumière sur cette période reste encore à faire.