Porté par les vents

Pour sa cinquième chorégraphie, Manuel Roque creuse encore le solo — comme il l’a fait précédemment dans Data (2014), le très remarqué bang bang (2017) et encore dans SIERRANEVADA (2021). Parce « qu’avant de créer », dit-il en entrevue, « je suis danseur. La matrice pour moi, c’est toujours l’expérience physique ». Les sensations, précise-t-il, leurs nuances dans les gestes répétés et rerépétés — surtout les petits sauts, épuisants, thème essentiel de ses deux derniers solos —, et l’attention aux détails internes qu’il creuse avec acharnement. Entretien avec le créateur de 46 ans, qui pense, avec Le vent se lève, sa sortie peut-être prochaine de la danse.
« Je travaille encore le saut », lâche en souriant celui que tous appellent, dans la vie, Manu. Qui a vu bang bang et SIERRANEVADA sourira aussi : ces chorégraphies à la poésie minimale, mais indéniable, hyperphysiques, sont composées d’une heure de sauts, pratiquement sur place, avec variations quasi toujours fines.
Cette fois, avec ses bonds, le chorégraphe désaxe la verticale, pose sa danse en déséquilibre. Il l’échappera, la rattrapera, annonce-t-il. « C’est encore autour d’un motif répété, cette fois “skip/skip/tour”, ces mouvements propres à l’enfance. »
Le skip, pour ceux qui ne partagent pas le jargon de la danse, c’est cette marche sautillante des enfants joyeux : un petit saut bas et rapide qui se fait en avançant, démarrant et atterrissant sur le même pied, avant de passer à l’autre jambe.
Contrairement à bang bang, là, Manu Roque transforme les motifs. « C’est beaucoup plus bienveillant pour le corps. bang bang était volontairement trop difficile. J’ai souffert en dansant. »

« J’aime bien gosser… »
Reste, Manu, que c’est encore une pièce entière de sauts, non ? L’exigence physique semble demeurer haute ? « Il y a quelque chose d’apaisé », répond-il. « Je dois juste trouver le souffle qui me permet de passer à travers. Mais, oui, quelque chose dans l’effort me permet d’ouvrir des portes, d’arriver à une transparence. »
La répétition est encore une des matières chorégraphiques principales. Comme la musique, qu’il compose lui-même — « j’aime bien gosser… », ajoute-t-il, toujours souriant.
« Un geste très simple, anodin, peut devenir riche en textures poétiques, politiques, de signification », explique-t-il. « Ça en appelle à notre notion d’attention. Que les gens qui viennent voir puissent plonger dans l’attention, jusqu’à ouvrir la sensation. »
Et oui, c’est pour lui une réponse au déficit d’attention général actuel, précise le chorégraphe interprète, même un genre de résistance. « J’ai été touché par des propos d’Alain Deneault, qui parlait de l’importance ces temps-ci de conserver la joie. »
« Je me suis demandé ce que ça serait, une joie lucide ; en résistance au monde dans lequel on vit ; en restant conscient face à la réalité. » Physiquement, ça se traduit pour lui par « une posture jamais fixe ; des angles parfois dark ; peu de moments statiques. »
Le titre, pour lui, aussi, parle de la pièce : « Le vent se lève, c’est l’ambivalence. De la fraîcheur, ou la tempête qui arrive, les ouragans ? Le souffle, l’élan ? J’assume cette ambivalence », prévient-il.

Économie de l’art
Manu Roque travaille aussi le solo pour la maniabilité de cette forme. « Ça me permet de passer 300 heures de création à creuser mes affaires sans exploiter personne », nomme-t-il, oubliant qu’il y a peut-être de l’auto-exploitation artistique dans cette pensée. « Tant que c’est dans le plaisir, je ne le vois pas comme ça. Mais c’est certain que je ne suis pas payé pour toutes mes heures de travail. » Loin de là, même, comprend-on.
Il est récemment devenu massothérapeute, « la danse seule ne me permettait plus de payer mon loyer », et n’est pas certain de continuer longtemps la danse, dont il a réussi à vivre, de peu, jusque-là. « Les tournées deviennent de plus en plus difficiles, on fait de moins en moins de représentations. »
Combien gagnait-il, de sa danse, dans ses « belles années » ? « Ouf… 20 000 dollars ? J’ai un super deal d’appartement, aussi », dit-il en touchant le bois de la table. « Mais je ne veux pas parler de ça », ajoute-t-il.
« Quand on commence à chiffrer ces choses-là, on ne peut que finir par se demander combien de gouttes de sueur on a lâchées pendant le spectacle. Ou comparer le nombre de minutes d’applaudissements qu’un spectacle a reçues… et ce n’est pas ça, l’art… » rappelle-t-il, philosophe et juste, en rappelant que le vent des mots que l’on choisit teinte aussi les idées.