Comment la CAQ a largué la réforme du mode de scrutin

D’idée folle, à consensus, à projet de loi contesté de l’intérieur : la réforme du mode de scrutin a emprunté un chemin cahoteux avant d’être officiellement abandonnée en 2021 parce que « ça n’intéresse pas la population, à part quelques intellectuels ». Petite histoire de la mise au rencart d’un projet qui devait modifier en profondeur la démocratie québécoise.
9 mai 2018. L’image est forte. François Legault, tout sourire, s’apprête à apposer sa signature sur un bout de papier. Le chef péquiste, Jean-François Lisée, et le co-porte-parole solidaire Gabriel Nadeau-Dubois le fixent. Comme eux, le chef de la Coalition avenir Québec (CAQ) s’engage, s’il remporte le scrutin du 1er octobre, à « déposer un projet de loi […] au plus tard le 1er octobre 2019 » afin de corriger en partie la distorsion entre le pourcentage de votes et le pourcentage de sièges recueillis par chacun des partis politiques aux élections.
« Pour moi, on n’est plus à l’étape des débats, on est à l’étape de l’action », martèle M. Legault le 9 mai 2018. Il en remet en campagne électorale, promettant qu’il ne fera pas un « Justin Trudeau » de lui-même en laissant de côté la réforme une fois au pouvoir.
À l’époque, Jean-Pierre Charbonneau ose le croire. « J’ai fait vingt-cinq ans à l’Assemblée nationale. J’en ai beau vu beaucoup, de traîtrises », souligne l’actuel président du Mouvement démocratie nouvelle (MDN) et ex-président de l’Assemblée nationale. « Je donnais la chance au coureur. »
M. Charbonneau participera lundi au colloque « La réforme du scrutin : bilan d’une expérience québécoise », organisé par la Maison des affaires publiques et internationales de l’Université de Montréal et le Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique. D’anciens conseillers politiques du gouvernement Legault seront aussi de la partie.
Genèse
Au sein de l’équipe Legault, l’idée de se joindre au mouvement pour une réforme électorale naît en 2014. Conseillère à la recherche pour le deuxième groupe d’opposition, Émilie Foster y travaille avec le futur ministre Benoit Charette. « M. Legault a accepté qu’on porte le dossier », se remémore Mme Foster, qui a représenté la population de Charlevoix–Côte-de-Beaupré de 2018 à 2022.
À l’époque, revoir le mode de scrutin pour assurer une meilleure représentativité de la population est un engagement « sincère », assure-t-elle. L’idée vient rejoindre la volonté de la CAQ de « lutter contre le cynisme », ajoute Jean-Benoît Ratté, qui s’est joint à la CAQ en 2015. « C’est-à-dire un État plus efficace, moins de corruption… » résume-t-il.
Porté au pouvoir en 2018, le gouvernement Legault s’entend pour « mettre une composante de proportionnalité » dans le mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour. « Au gouvernement, on s’est fait dire : on a un an pour le faire », affirme Louis-François Brodeur, ex-conseiller de la ministre Sonia LeBel (2018-2020). Au cabinet du premier ministre, c’est Jean-Benoît Ratté qui hérite du dossier. Il le met « au top de la liste ».
En prévision du dépôt d’un projet de loi, les quelque 70 députés du gouvernement Legault sont consultés. « Plusieurs députés se sont exprimés des deux côtés », souligne M. Brodeur.
Mais, les craintes de voir les Québécois être dirigés par « des gouvernements minoritaires à perpétuité » incapables de poser des « gestes forts » assaillent plus d’un élu… et non élu.
« Moi-même, une fois assise sur le siège de députée, c’est sûr que ça fait réfléchir », concède l’ancienne élue de Charlevoix–Côte-de-Beaupré. « Je ne suis pas devenue contre, mais c’est clair qu’il y a des craintes. Est-ce que je vais perdre mon emploi ? Est-ce que, si je décide de me représenter, je serai dans les députés de liste ou je ne serai pas protégée ? »
Projet de loi 39
25 septembre 2019. Sonia LeBel dépose le projet de loi 39 visant à créer deux catégories de députés : 80 députés « de circonscription » et 45 « de région ». Le « député de circonscription » serait élu de façon traditionnelle, tandis que le « député de région » serait désigné en fonction du résultat obtenu par sa formation politique dans la région administrative où il brigue les suffrages.
« Pour rallier le caucus » autour du nouveau mode de scrutin, le projet de loi prévoit un référendum sur la réforme électorale. Si le « oui » l’emporte, la réforme sera concrétisée en 2026. « Le message, c’est de dire [aux députés] : “vous ne perdez pas votre job à la prochaine élection” », analyse M. Ratté.
Dans les mois suivants, les élus de la CAQ sont donc « hors tractations », explique Émilie Foster. De qui, alors, provient l’opposition à la réforme ? « Ce que je peux dire, c’est que ce sont des conseillers “seniors” qui ont décidé de travailler contre la réforme », dit M. Ratté.
L’ancien employé caquiste dit avoir appris que la réforme passait à la trappe en mars 2021, environ six mois avant que la nouvelle soit officialisée. « La goutte qui a fait déborder le vase » et précipité son départ du gouvernement, affirme M. Ratté.
« Quand j’ai démissionné, je suis allé souper avec ma boss pour lui expliquer, puis je lui ai dit : “Écoute, le Québec est dirigé par huit personnes” », indique-t-il.
Pascal Mailhot, ex-directeur de la planification stratégique au cabinet du premier ministre François Legault (2018-2022), explique que le « momentum » des réformateurs du mode de scrutin « a été cassé par la pandémie » de COVID-19.
La perspective de tenir un référendum sur le nouveau mode de scrutin le 3 octobre 2022, en plus des élections générales, et ce, en plein état d’urgence sanitaire, apparaît « complètement déconnectée ». L’idée de repousser le référendum — et par ricochet l’entrée en vigueur de la réforme — de quatre ans a été vite balayée sous la pression, notamment, des membres du caucus de la CAQ.
Bien souvent, on se dit qu’il faut avoir le pouvoir pour faire ce qu’on veut. Mais rapidement, le pouvoir devient une fin en soi.
Invitée vendredi à parler de son projet de loi avorté, l’ex-ministre des Institutions démocratiques et de la Réforme électorale Sonia LeBel s’est refusée à tout commentaire.
Deux ans plus tard, Émilie Foster se désole que le premier ministre ait abandonné le projet. Celui-ci serait venu « amoindrir le pouvoir » concentré entre les mains de l’exécutif, analyse celle qui est aujourd’hui professeure adjointe de sciences politiques à l’Université Carleton, en Ontario.
Pour Jean-Benoît Ratté, la décision de François Legault en 2021 représente bien ce qu’est devenu le parti qui l’avait convaincu de faire de la politique active. « Bien souvent, on se dit qu’il faut avoir le pouvoir pour faire ce qu’on veut, lance-t-il. Mais rapidement, le pouvoir devient une fin en soi. »
Avec Marco Bélair-Cirino