Projet de loi C-413, liberté d’expression et l’envie du pénal

Quel point commun peut-il y avoir entre un chroniqueur apprécié du Devoir et ex-chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, et une professeure émérite d’anthropologie de l’Université McGill, Toby Morantz ? Les deux pourraient être poursuivis en justice et incarcérés pour une durée maximale de deux ans si le projet de loi C-413, déposé le 26 septembre par la députée néodémocrate Leah Gazan, était voté au Parlement, ou si le gouvernement fédéral donnait suite à l’une des 42 « obligations juridiques » du rapport de Kimberly Murray publié il y a quelques jours.
Tant le projet de loi que le rapport de l’interlocutrice spéciale indépendante pour les lieux de sépulture non marqués autochtones exigent en effet que le Code criminel soit modifié afin d’y inclure une nouvelle infraction, soit « le fait de promouvoir volontairement la haine en niant, minimisant ou justifiant le système des pensionnats pour Autochtones, ou en déformant les faits les concernant » (ce sont les mots de Kimberley Murray).
Une chronique publiée par Jean-François Lisée en février 2022, dans laquelle il affirmait qu’il existait des preuves circonstancielles et quelques témoignages, mais aucune preuve formelle de l’existence d’une fosse commune sur le terrain du pensionnat de Kamloops, pourrait-elle, selon les termes de ce projet de loi, être tenue pour une minimisation des « faits » concernant les pensionnats, et donc comme une promotion « volontaire » de « la haine » à l’égard des Premières Nations ? La question se pose.
Quant à Toby Morantz, elle fut prise à partie, en 2021, par des étudiants d’origine crie lors d’un cours qu’elle donnait à l’Université Concordia, entre autres pour avoir affirmé que les Cris du Québec avaient moins souffert des pensionnats, car ils les avaient surtout fréquentés après la Seconde Guerre mondiale, à une époque où, selon elle, les écoles dans lesquelles ils furent scolarisés étaient moins « dures » que les « écoles industrielles » mises en place dans l’Ouest. Ces propos d’une spécialiste pourraient-ils eux aussi être considérés comme « minimisant » le système des pensionnats pour Autochtones, et donc comme un discours haineux ?
Jean-François Lisée et Toby Morantz ne sont pourtant pas des racistes anti-Autochtones, encore moins des négationnistes. Bien au contraire. Le premier, dans une autre de ses chroniques, qualifiait d’« imbéciles » ceux qui niaient « que l’opération des pensionnats était une tentative de génocide culturel » ; la seconde a notamment publié Attention ! L’homme blanc va venir te chercher. L’épreuve coloniale des Cris au Québec.
Une menace à la liberté d’expression
Cet exemple montre donc à quel point ce projet de loi ou cette « obligation » contenue dans le rapport de Kimberley Murray apparaissent comme une véritable menace pesant sur la liberté d’expression.
À ceux qui s’en inquiètent, la députée néodémocrate Leah Gazan répliquait, sur les ondes de Radio-Canada, que c’était bien mal comprendre le principe de la liberté d’expression et que les discours haineux étaient déjà interdits par le Code criminel. Mais le problème est justement là : minimiser « le système des pensionnats pour Autochtones » ou déformer « les faits les concernant » englobe de façon beaucoup trop large les réflexions, les interrogations, les doutes et les recherches parfaitement légitimes des historiens, des journalistes et des simples citoyens sur ce sujet. Les premiers ont notamment la responsabilité d’établir les faits, quitte à aller à l’encontre des conclusions établies par des rapports de commissions ou de commissaires dont l’objectivité est parfois sujette à caution.
Estimer que, lors de leur instauration à la fin du XIXe siècle, ces pensionnats n’avaient rien de particulièrement exceptionnel, selon les valeurs de l’époque — rappelons qu’on était alors au temps du colonialisme triomphant —, mais que le scandale réel réside plutôt dans le fait qu’ils aient perduré jusqu’à la veille de l’an 2000, cela revient-il à nier, minimiser ou justifier ce « système » des pensionnats, et n’est-ce pas plutôt juger que le discours sur le passé — si l’on veut essayer de comprendre quelque chose à celui-ci — s’accommode mal de jugements anachroniques ? Ajoutons que, si les mots ont encore un sens, ce travail nécessaire de remise en perspective n’a rien à voir avec « le fait de promouvoir volontairement la haine » à l’égard des Autochtones.
Il faut croire que la répression est dans l’air du temps pour qu’une idée semblable ait pu germer dans l’esprit d’une députée du NPD. Les progressistes contemporains, qui condamnent avec raison la censure qu’imposent dans certains États qu’ils contrôlent les républicains étasuniens à l’encontre des livres ou des discours au sujet de l’homosexualité ou de la théorie du genre, ne trouvent pas de meilleure réplique que de vouloir censurer et punir à leur tour. Quelles que soient nos positions politiques, c’est une passion malsaine que de vouloir criminaliser des opinions, voire de simples doutes. Paraphrasant Freud ironiquement, le romancier et essayiste Philippe Muray avait trouvé un nom pour désigner cette tendance répressive de notre époque : l’envie du pénal.
Au cas où les libéraux fédéraux verraient dans ce projet de loi de Leah Gazan, comme dans les « obligations juridiques » de Kimberley Murray, une occasion en or de donner des gages aux futurs électeurs progressistes, il n’est peut-être pas inutile de leur rappeler qu’il est totalement illibéral de vouloir imposer une vérité d’État.
La vérité ne s’impose pas à coups de menaces de sanction et de citations à comparaître. Elle s’impose par l’accumulation de preuves et leur publicisation.
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