La guerre du golfe... du Mexique

Un document intitulé «Carte de la Louisiane et des pays voisins», réalisé par Jacques-Nicolas Bellin vers 1750
Photo: New York Public Library Collection Un document intitulé «Carte de la Louisiane et des pays voisins», réalisé par Jacques-Nicolas Bellin vers 1750

Tout comme les autres mots, les noms de lieux sont le fruit de l’histoire, autrement dit de l’usage, et ils s’imposent à tous par des détours parfois singuliers.

Le Canada doit ainsi son nom à un mot huron et iroquois qui signifie « village » et à une mécompréhension de Jacques Cartier qui crut à tort qu’il s’agissait du nom de la contrée. Le continent américain lui-même aurait dû, plus logiquement, s’appeler « Colombie », du nom de son premier découvreur, plutôt que d’adopter celui d’un explorateur relativement méconnu : Amerigo Vespucci.

Ce dernier dut cet improbable hommage au succès que connurent certaines de ses lettres, peut-être apocryphes, et surtout au cartographe allemand Martin Waldseemüller, qui nomma d’après son nom ces nouvelles terres découvertes depuis peu. Ces dernières auraient aussi bien pu s’appeler « Mexica », du nom du peuple (les Aztèques) qui dominait les rivages continentaux où abordèrent les premiers Européens, ou « île de la Tortue », si des colons français ou hollandais s’étaient inspirés, pour les désigner, de ce mythe de création autochtone dont ils avaient eu vent depuis qu’ils occupaient quelques territoires dans l’est de ce nouveau continent.

Bref, il y a dans la toponymie une part de hasard, d’indéterminé. Bien malin qui pourrait expliquer pourquoi le golfe qui borde les côtes du Mexique et du sud des États-Unis s’appelle « golfe du Mexique », plutôt que « golfe de la Louisiane », « du Texas » ou encore « des Caraïbes » ; ce qu’on sait, en revanche, c’est que ce toponyme s’est imposé dans l’usage depuis fort longtemps (il apparaît déjà sur une carte du Vénitien Tommaso Porcacchi qui date de 1576).

Ce caractère en partie aléatoire de la toponymie ne fait évidemment pas l’affaire de tout le monde. Il déplaît entre autres au volontarisme de certains, qui, faute de pouvoir plier le réel à leurs désirs, peuvent au moins s’en donner l’illusion en changeant les mots et les noms qu’on utilise pour en parler.

Faire table rase du passé

Du temps de Staline, les Soviétiques se montrèrent particulièrement actifs dans ce domaine. Ils débaptisèrent à tour de bras les villes de l’ex-Empire russe pour leur donner les noms de membres importants du Parti. Petrograd devint ainsi Leningrad, Tsaritsyne prit le nom de Stalingrad. Ce sont les cas les plus connus. Mais ils furent loin d’être les seuls : Nijni Novgorod changea de nom pour honorer le romancier Maxime Gorki ; Tver prit celui de Mikhail Kalinine, président du praesidium du Soviet suprême ; Viatka fut rebaptisée Kirov en l’honneur du camarade Sergueï Kirov, dont l’assassinat en 1934 lança le signal des Grandes Purges, et Ordjonikidze, qui a donné temporairement son nom à l’ex-Vladikavkaz, célébra la mémoire de ce commissaire du peuple à l’industrie lourde qui sera « suicidé » en 1937 à la suite de certaines frictions entre lui et Staline, etc.

Les pontes du Parti communiste s’offraient des cités comme on se distribue des cartes à jouer, ou comme les tsars d’autrefois distribuaient fiefs et serfs à leurs fidèles. Ils cultivaient l’illusion, en changeant les noms des villes de cette manière, de faire table rase du passé, d’asseoir définitivement le pouvoir du communisme. Cette soviétisation des noms de lieux ne s’arrêta d’ailleurs pas aux villes ; les plus hauts sommets de l’URSS seront renommés aussi : pic Lénine, pic Staline, pic de la Victoire, etc.

Cependant, l’idée ne vint jamais à l’esprit de tous ces apparatchiks de rebaptiser des lieux que les frontières de l’URSS n’englobaient pas ; par exemple, de renommer la mer Noire « mer des Soviets » sans consulter ses autres riverains, ou la mer Caspienne « mer de la Révolution », au grand dam des Iraniens.

Trump’s City ?

Car c’est sans doute ce qu’il y a de plus choquant dans ce décret que vient de signer le président Trump, au moyen duquel il prétend remplacer le nom du golfe du Mexique par celui de « golfe de l’Amérique ». Si ce dernier est motivé par la même démesure et le même narcissisme idéologico-nationaliste que Staline et ses sbires, en décidant cela de manière unilatérale, il agit comme si ce golfe de la mer Caraïbe lui appartenait, comme si les États voisins et le reste du monde n’avaient absolument pas leur mot à dire à propos de ces changements toponymiques, comme si sa volonté incarnant celle du pays qu’il dirige devait s’imposer à tous, souverainement.

On peut se demander d’ailleurs quelle lubie le piquera ensuite ? Celle de renommer Washington Trump’s City ? Ou Muskavia la ville de San José ? Ou Zuckerberg’s Island l’île de Kauai, dans l’archipel d’Hawaï ? À moins que les cartes publiées aux États-Unis ne nomment plus dorénavant, au nord du 49e parallèle, qu’un 51e État.

Quand bien même Google accepterait servilement de lui emboîter le pas et d’intégrer à son application Google Maps ce pseudo-golfe de l’Amérique, il ne tient qu’aux cartographes, aux géographes, aux voyagistes, aux journalistes, aux individus du monde entier de refuser avec indifférence ce diktat toponymique et de lui conserver son nom de golfe du Mexique. Ce serait un bon moyen de rappeler aux États-uniens qui en douteraient qu’ils ne sont pas le seul et unique peuple souverain sur cette planète ; une façon aussi de nous assurer que l’usage majoritaire finira par primer, tout en pratiquant une forme inédite de résistance passive : la résistance toponymique.

L’histoire enseigne de toute façon que les noms de lieux résistent mieux au passage du temps que les idéologies politiques. En Russie, la très grande majorité des villes débaptisées sous Staline ont retrouvé leurs anciens noms après la chute de communisme.

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