Le goût des autres, envers et contre Trump

Une manifestation contre Elon Musk, le 5 février 2025, à Washington
Photo: Jose Luis Magana Associated Press Une manifestation contre Elon Musk, le 5 février 2025, à Washington

L’altérité est un sujet cher à mon cœur. J’en ai même fait mon sujet de doctorat, jadis. J’avais prévu, au tournant de l’année, de mettre en lumière quelques livres et séries pour rencontrer ces autres qui ont tant à nous apporter, mais la COVID m’est tombée dessus. Puis, le 20 janvier est arrivé. Depuis, je suis transie. J’ai beau savoir que Donald Trump « floods the zone » avec la stratégie du choc, qui nous replonge sans cesse la tête dans la cuvette, mon état de sidération s’exacerbe au fil des annonces.

Nous sommes plusieurs à nous sentir ainsi, et c’est normal. Nous assistons en direct à ce que plusieurs qualifient de « coup d’État de l’intérieur », mené par l’homme (non élu) le plus riche du monde. Voir les droits de la personne attaqués jour après jour, à commencer par ceux des immigrants, des Autochtones, des femmes, des personnes trans et non binaires que l’on efface, littéralement, des sites gouvernementaux (ne soyez pas dupes, nul n’est à l’abri !) ; voir la science bafouée et définancée ; voir des immigrants détenus (pour quel crime, au juste ?) déportés à Guantánamo ; voir l’aide humanitaire, l’engagement pour la santé mondiale et la lutte contre le sida abandonnés ; voir l’état de droit se faire passer à la moulinette par une « broligarchie » multimilliardaire qui met la planète à sa main… Tout ça a de quoi nous faire figer.

Trump et ses comparses avaient annoncé leurs couleurs, mais ceux qui ont osé nommer le fascisme avant le 5 novembre se sont souvent fait rabrouer. Si le plan était connu, la vitesse à laquelle ces ingénieurs du chaos bougent saisit. Que peut-on faire pour contrer notre sentiment d’impuissance, devant ces voleurs et violeurs de grand chemin qui écrasent plus petits que soi pour nourrir leur ego, leurs portefeuilles et leur soif de domination ?

Changer de marque de ketchup, fermer notre compte Amazon ? Les tarifs ne sont que la pointe de l’iceberg d’un jeu de puissance qui vise à nous diviser. Dans ce contexte, résister passe par l’emploi des bons mots (« le fascisme ne dit jamais son nom », pas plus que la transphobie, l’homophobie ni le racisme, d’ailleurs), le déboulonnement des préjugés et de la désinformation, et, aussi, la multiplication des mains tendues… On peut faire tout cela ici, chez nous, où certains votes et abstentions (bonjour, PQ !) laissent dépasser le jupon de l’intolérance. Et ces actes de résistance peuvent s’actualiser grâce à la culture, qui n’a jamais été si peu soutenue par nos gouvernements. Hasard ?

Des vies de papier

Depuis la pandémie, je suis devenue la « pusheuse » de livres de ma mère. Ces dernières années, elle a lu plusieurs de mes coups de cœur, une expression qui met bien en relief l’une des beautés des objets culturels : ils nous touchent en nous donnant à vivre d’autres vies que la nôtre, en nous plongeant dans l’intime, les questionnements identitaires, les souffrances et les joies des personnages et de celles et ceux qui les créent. Pluridimensionnelles, la littérature et la culture sont rencontre(s).

Ma mère s’est ainsi laissé émouvoir par la fresque québéco-libanaise Mille secrets, mille dangers, d’Alain Farah ; elle a pleuré à la lecture de La fille d’elle-même, de Gabrielle Boulianne-Tremblay, qu’elle prend en exemple pour parler à ses amies qui doutent de la transidentité ; elle a été remuée par N’essuie jamais de larmes sans gants, de Jonas Gardell, qui dépeint bien le non-choix de notre orientation sexuelle, mais aussi la solidarité, dans le Stockholm des années 1980 en proie à l’épidémie du sida.

Ces livres permettent à ma mère — comme à moi avant elle — de s’éveiller à des réalités éloignées des siennes. Née à la fin du baby-boom à Saint-Tite, coiffeuse formée en travail social, elle évolue depuis toujours dans un milieu blanc, francophone, cisgenre et hétérosexuel. Mais alors que les discours ambiants des personnes au pouvoir sont toujours en quête de nouveaux boucs émissaires, comprendre les réalités autres l’empêche de tomber dans le piège de l’entre-soi et de se sentir menacée par les épouvantails fabriqués à coups de millions investis en campagnes de désinformation.

La beauté des remparts

Cultiver l’altérité peut se faire dans le « vrai monde », comme en témoigne le Together Club, une initiative de rencontres bienveillantes qui prépare un Slow Sunday amical avec Aide aux trans du Québec (ATQ) pour la Saint-Valentin. Mais pour plusieurs, dont ma mère, les objets culturels sont un pont plus accessible vers l’autre…

La prochaine fois que je la verrai, je lui prêterai Tu viens d’où, de Maïka Sondarjee, aussi une bonne lecture pour notre premier ministre. Je lui prêterai également Khawal, le privilège de la beauté, de Nour Symon, qui, telle une commode aux mille tiroirs, explore les facettes de l’identité plurielle de son « autaire trans fèm égypto-québécois·e neurodivergent·e ». Et, maintenant, si son abonnement à Netflix est encore actif (il n’y a rien de parfait), c’est Will et Harper que je lui recommande.

Lorsque Harper Steele révèle sa transidentité à son ami des trente dernières années, Will Ferrell, celui-ci lui propose de faire un road trip pour discuter de sa transition et revisiter les États-Unis qu’elle a tant de fois traversés avant de se révéler à elle-même. On y voit notamment le duo s’arrêter à un match des Pacers, puis dans un diner à Peoria, où Dana, une femme trans, leur confie avoir été suicidaire avant de transitionner — aujourd’hui, elle est responsable d’un club LGBTQ + (oui, il y a des personnes queers dans les coins les plus reculés de l’Amérique).

Entre ville et désert, diner et océan, j’ai souvent pleuré, notamment quand Harper dit que son corps tout entier s’est réchauffé lorsqu’elle a trouvé son nom choisi (« my whole body felt warm »), et aussi, lorsqu’elle visite un bar typiquement redneck, en Oklahoma. Cette fois-là, dans l’antre bardé de bannières pro-Trump et de drapeaux confédérés, Harper s’assied seule au bar. L’air est à couper au couteau, on craint pour elle. Puis, elle engage la conversation avec ses voisins et avec la serveuse, qui s’excuse de l’avoir mégenrée. Harper parle de sa transition, l’écoute est sincère. Quand Will Ferrell vient la rejoindre, les têtes se tournent, ça jubile. Et, contre toute attente (car nous avons nos biais aussi, n’est-ce pas), un jeune homme au sourire troué s’adresse à lui pour le remercier du soutien qu’il offre à son amie. Et là, on se dit que la rencontre, la vraie rencontre, d’humain à humain, est le meilleur rempart contre la division.

Parlons-nous, ouvrons-nous, ne tombons pas dans la haine de l’autre. Trump a été élu, grâce à ces vérités que les puissants savent si bien tordre, aidés par des algorithmes et des bots. Plusieurs de ses électeurs ont cru qu’il abaisserait le prix des œufs. Aujourd’hui, ils s’approchent encore plus de la rue à cause du prix de l’insuline qui a bondi — et leurs œufs ne risquent pas d’être plus abordables de sitôt, alors que les CDC (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies) n’émettent plus d’avis contre la grippe aviaire.

Une preuve parmi tant d’autres que, s’il est une chose qui menace la « paix sociale » (une expression très usitée ces jours-ci par Paul St-Pierre Plamondon), ce ne sont ni les minorités ni les plus vulnérables.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo