Se plier aux lois de la nature

Vue de l’exposition «Un jardin la nuit», une création de la photographe Caroline Hayeur et de l’artiste interdisciplinaire D. Kimm, présentée à la Cinémathèque de Montréal
Photo: Caroline Hayeur Vue de l’exposition «Un jardin la nuit», une création de la photographe Caroline Hayeur et de l’artiste interdisciplinaire D. Kimm, présentée à la Cinémathèque de Montréal

Entre le jardin cultivé, « déjardiné » et peint par David Lafrance et celui filmé la nuit à l’aide de caméras de chasse infrarouges par Caroline Hayeur et D. Kimm, il n’y a pas de comparaison possible. Les deux projets, exposés encore pour quelques semaines, sont pourtant à la même croisée des chemins. L’art fait ici place au vivant, non pas en exposant de véritables plantes comme ça se fait trop docilement parfois, mais en le laissant influencer l’œuvre finale.

Le rapport avec la nature en art a souvent été teinté d’émerveillement et de mystère. Montagnes, plaines, cours d’eau, fleurs, animaux étaient et sont encore parfois représentés de notre point de vue autoritaire. Stefanie Hessler, la commissaire en 2021 de Momenta, dont le thème était « Quand la nature ressent », a voulu montrer le contraire, soit des œuvres où flore et faune jouent un rôle actif. « Nous souhaitons, écrivait-elle dans la publication de la biennale montréalaise, aller au-delà de la perception de la nature comme un en-dehors passif voué à l’exploitation par les humain-e-s ou attendant notre sauvetage. »

De potager à friche

À la salle Alfred-Pellan, David Lafrance présente des peintures, des sculptures et une vidéo retraçant sa vie d’artiste au pied du mont Saint-Hilaire, celui-là qui a vu naître Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas. Il s’y est bâti un atelier et un potager, qu’il a conçus comme une représentation réduite de la région. On y reconnaît une rivière, des champs, la montagne. Le jardin, de forme rectangulaire, est l’inspiration de son exposition Huit saisons, pour laquelle l’artiste a été accompagné par le regard de la commissaire Bénédicte Ramade.

Photo: Guy L’Heureux Installation vidéo de David Lafrance présentée dans le cadre de l’exposition «Huit saisons» à la salle Alfred-Pellan

Choux de Bruxelles devant le pont Jordi-Bonet, Le mont Saint-Hilaire depuis Belœil, La rivière des Hurons en sacrifice… La série de tableaux peints en 2023 et en 2024 propose des paysages vus à travers ou à partir de leur reconstitution jardinière. Si David Lafrance a organisé son terrain cultivé à la manière d’un plan cadastral, il l’a par la suite abandonné à lui-même, au vent, aux intempéries, aux animaux. Le paysage idéalisé est alors devenu une friche souveraine.

Vifs en couleurs, densément peuplés de détails, les tableaux respirent cette nature contrôlée et en même temps libérée. Remise à son état sauvage, sous les effets de la féralisation — de la magie de celle-ci, comme le souligne Bénédicte Ramade —, la végétation est magnifiée par les grands formats des peintures. À travers elle, comme un jeu de cherche et trouve qui aura sans doute retenu la jeune clientèle de la salle Alfred-Pellan, surgissent des animaux, grands et petits, actifs ou inertes, tous ceux-là que l’artiste n’a pas prévus et n’a pas nécessairement vus, si ce n’est la dépouille d’un lapin — l’huile Le lendemain de la mort.

Photo: Guy L’heureux Vue de l’exposition «Huit saisons» de David Lafrance

À l’origine de ce projet de jardinage et de peinture étalé sur huit saisons, il y a le constat de la crise environnementale. David Lafrance ne joue pas les alarmistes, mais il déclenche une réflexion sur notre manière d’occuper un territoire et de s’en occuper. La mixité est, disons, de mise, mais son ampleur est impossible à déterminer d’avance.

Les petits formats de Calendrier 01 et Calendrier 02 décortiquent une variation quotidienne et imprévisible. Chaque élément de ces deux mosaïques consiste à la fois en un fragment de paysage et de vie et en une fusion de matériaux artistiques (acrylique, huile, vernis) et organiques (coccinelle, poil de chevreuil, libellule, marguerite, thym…).

Photo: Guy L’Heureux Les œuvres «Calendrier 01» et «Calendrier 02», de David Lafrance

Fable nocturne

La mixité et l’imprévu sont également au cœur de l’installation vidéo à quatre écrans Un jardin la nuit, présentée à la Cinémathèque québécoise. Dans une ambiance envoûtante, forte en musiques et en sons environnants, Caroline Hayeur et D. Kimm, un duo né lors d’un précédent projet liant musique et photographie (Abrazo), nous entraînent dans des scènes nocturnes vécues en campagne et en milieu urbain.

Photo: Caroline Hayeur Vue de l’exposition «Un Jardin la nuit»

La manière n’est pas nouvelle. Capter la vie dans la nature moyennant un appareil automatisé, plusieurs l’ont fait, notamment Éliane Excoffier lors de ses séries Nightlife (2018) et Nightlife au mont Pinacle (2022). Là où Hayeur et Kimm se démarquent, c’est par le récit qu’elles mettent en scène.

Les animaux qui rôdent autour de leurs maisons ne sont pas seuls. Tout bouge, la nuit. Des spectres humains (acteurs et actrices ?) surgissent à l’occasion et des objets bien placés devant la caméra ne restent pas inanimés. Le feuillage aussi se balance, mais pas tant au gré du vent qu’au gré de séquences en accéléré.

Photo: Caroline Hayeur «Un jardin la nuit» est un spectacle dansant dans lequel le public est pris à partie (presque) à son insu.

Un jardin la nuit est un spectacle dansant dans lequel le public est pris à partie (presque) à son insu. La structure fermée où l’on peut choisir d’entrer est un beau piège (visuel). Rester passif devant un écran, c’est se priver des trois autres qui nous encerclent. Il faut donc bouger, sans cesse, pour apprécier les images en miroir, constater les plans larges, découvrir le tracé d’une luciole en séance animée…

Comme la nature chez David Lafrance, active à l’abri de son regard et instigatrice autant que lui, celle filmée par Caroline Hayeur et D. Kimm regorge de vie. Et impose sa cadence autant aux artistes qui ont fabulé une nuit dans un jardin imaginaire à partir de ce qui s’est présenté devant la caméra. L’agentivité n’est plus qu’humaine.

Huit saisons

De David Lafrance. À la salle Alfred-Pellan, 1395, boulevard de la Concorde Ouest, à Laval, jusqu’au 2 février.

Un jardin la nuit

De Caroline Hayeur et D. Kimm. À la Cinémathèque québécoise, 335, boulevard de Maisonneuve Est, à Montréal, jusqu’au 13 février.

À voir en vidéo