«Les perdants», ou comment l’électeur québécois perd au change

Une image tirée du documentaire «Les perdants» de Jenny Cartwright
Photo: ONF Une image tirée du documentaire «Les perdants» de Jenny Cartwright

Pourquoi la Coalition avenir Québec (CAQ), qui avait obtenu moins du quart des votes — absentions et annulations incluses — en 2018, a-t-elle reçu près de 40 % des sommes distribuées par l’État aux partis politiques lors des quatre années suivantes ? C’est en tout cas une des réalités qui font des électeurs québécois des « perdants », estime la documentariste Jenny Cartwright.

L’ex-candidate aux élections pour le Parti nul, également dirigeante depuis 2021 de cette formation militant pour une meilleure représentation du vote abstentionniste, signe le documentaire Les perdants, qui sera présenté en ouverture des Rendez-vous Québec Cinéma, mercredi. Dans ce regard mordant sur le système électoral, la réalisatrice tente de comprendre pourquoi, au Québec, « on a décidé que toutes les voix ne comptaient pas ».

Dans ce long métrage d’un peu plus d’une heure et demie, produit par l’Office national du film, la caméra suit les péripéties préélectorales des représentants de trois partis marginaux : le Parti nul (Renaud Blais), le Parti culinaire du Québec (Jean-Louis Thémistocle, alias « chef Thémis ») et le Ministère de la Nouvelle Normalité — mouvement politique non enregistré — (Elza Kephart).

Photo: ONF Une image tirée du documentaire «Les perdants» de Jenny Cartwright

Difficultés à récolter des signatures en vue d’une candidature, dédales administratifs, enjeux de financement : l’ensemble du système passe sous la loupe de Jenny Cartwright, qui dit avoir eu l’idée de réaliser ce documentaire lorsqu’elle a accompagné un candidat indépendant, David Cherniak, dans l’aventure électorale en 2012.

« J’avais été […] marquée par l’opacité du système électoral, parce que c’était très difficile de naviguer à travers ça. C’était très lourd, administrativement et légalement. Et bref, ça a comme été la première étincelle », résume-t-elle en entrevue avec Le Devoir, deux semaines avant la sortie officielle de son documentaire, le 28 février.

Dure, dure, la vie de petit parti

Même s’il a été filmé dix ans plus tard, soit dans les mois précédant le scrutin de 2022, le documentaire Les perdants en vient aux mêmes conclusions. Comme lorsque le chef du Parti culinaire du Québec, Jean-Louis Thémistocle, se fait demander une « lettre du chef » pour officialiser sa candidature. « Mais le chef, c’est moi », remarque-t-il, interloqué. « Oui, ça me prend une lettre ! » de répondre l’employée d’Élections Québec.

Ou encore, lorsqu’on voit Renaud Blais, du Parti nul, passer de longues minutes sous un soleil de plomb pour convaincre une poignée d’électeurs de la circonscription de Chauveau d’avaliser sa candidature. « Je suis le chef du Parti nul », dit-il, accueilli la plupart du temps par des regards perplexes.

« Vous chialez ! […] Vous faites état des gens qui en ont ras le bol, mais vous n’avez pas de solution », lui lance l’un d’eux, dans le stationnement d’une épicerie du quartier Saint-Émile. « Moi, je ne signerai pas pour vous. »

Photo: ONF Une image tirée du documentaire «Les perdants» de Jenny Cartwright

« Il y a plein de gens qui n’ont pas la possibilité, par leur vote, d’exprimer, vraiment, leur opinion authentique », rétorque M. Blais, un professeur de philosophie au cégep dans sa vie de tous les jours. « Moi, je pense que, déjà, de faire ce petit pas-là pour leur montrer qu’ils sont entendus, c’est un moyen de les encourager à réinvestir le champ de la politique », ajoute-t-il, un argument qui finit par convaincre son interlocuteur, au terme d’un long débat, de lui donner sa signature.

Débalancement politique

Il est assez rare qu’un électeur change d’idée de la sorte, remarque Renaud Blais dans un entretien mené avec Le Devoir dans les jours précédant la sortie du documentaire.

« Ça, c’était une expérience positive, mais […] somme toute exceptionnelle, parce que la plupart des gens ne vont pas prendre le temps d’écouter, finalement », constate celui qui a créé le Parti nul en 2009 pour offrir une option sur le bulletin de vote à ceux qui ne se sentent pas représentés par le système démocratique.

En comparaison, affirme Renaud Blais, les grandes formations politiques ont l’avantage d’avoir une machine bien huilée derrière eux. « Un gros parti qui organise un événement de collecte de fonds va tout faire d’un coup : ramasser de l’argent, présenter ses candidats aux médias… Avoir ses 100 signatures [pour officialiser une candidature], ça se fait sans y réfléchir », analyse-t-il.

Ce n’est pas le cas pour Elza Kephart, alias « Hélène Touze », qui, comme le montre le documentaire, a échoué à récolter les signatures nécessaires en 2022 pour se présenter en tant que candidate du Ministère de la Nouvelle Normalité, un mouvement politique satirique prônant la décroissance économique. Une autre illustration, selon la réalisatrice du film, que « le pouvoir est réservé à l’élite ».

Photo: ONF Jenny Cartwright, la réalisatrice du documentaire «Les perdants»

Dans Les perdants, Jenny Cartwright prend pour cible le modèle de financement des formations politiques, qui fait en sorte que les grands partis obtiennent une part beaucoup plus importante du financement étatique que leur pourcentage de vote réel, absentions incluses, aux dernières élections. Elle critique aussi le manque de représentativité des partis marginaux dans les médias et dans les débats électoraux, tout comme le manque de diversité de classe et dans la députation.

Existe-t-il une issue à ces problèmes ? Dans son documentaire, Mme Cartwright donne la parole à des experts qui proposent que les élus soient choisis par tirage au sort ou encore que le système économique au grand complet change. Elle n’a pas « la prétention d’avoir la solution ». « C’est un problème qui est vaste », souligne-t-elle. « Moi, ce que je voulais dans un film d’une heure et demie, c’est expliquer que ce système électoral, il est dysfonctionnel. À partir de là, j’espère que ça va créer des discussions. »

Les perdants est présenté en ouverture des RVQC à l’auditorium Alumni Sir George-Williams, mercredi, 19 h et il prendra l’affiche en salle le 28 février.

À surveiller aux Rendez-vous Québec Cinéma

Parmi les films qui seront présentés en première québécoise, soulignons le plus récent documentaire de Guillaume Sylvestre, Matimekush, sur cette communauté innue (le 22 février, au Cinéma du Musée), le documentaire Paul, de Denis Côté, lancé à la Berlinale ce week-end (le 25 février, à la Cinémathèque québécoise), et en clôture le documentaire Maurice, de Serge Giguère, consacré à la vie et à l’œuvre du Rocket (le 27 février, à l’auditorium Alumni Sir George-Williams)

Quelques événements gratuits qui valent le détour se tiendront à la Cinémathèque québécoise :

Des leçons de cinéma du cinéaste et musicien Stéphane Lafleur (20 février, 17 h 30) et du dramaturge et scénariste Michel Marc Bouchard (23 février, 15 h), dont plusieurs pièces ont été adaptées au petit et au grand écran.

La soirée La course destination Kino rendra hommage à la célèbre émission qui a lancé la carrière de nombreux cinéastes québécois, à travers des projets de films de « kinoïtes » autour du thème de la découverte insolite du territoire québécois. Le 21 février, à 20 h.

« Le king des kings : hommage à Julien Poulin » célébrera le legs de l’acteur et cinéaste, décédé en janvier dernier, en compagnie de Safia Nolin, Louis Champagne, Marie Eykel et la productrice Bernadette Payeur. Le 23 février, à 19 h.

Amélie Gaudreau

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