Penser la culture postmoderne

«Trop souvent, j’entends des gens associer le postmodernisme au wokisme, à une mode, au relativisme, à une fuite en avant, à l’obscure philosophie de la déconstruction, à la thèse suivant laquelle tout serait une affaire de construction sociale», exprime l’auteur.
Photo: Illustration Tiffet «Trop souvent, j’entends des gens associer le postmodernisme au wokisme, à une mode, au relativisme, à une fuite en avant, à l’obscure philosophie de la déconstruction, à la thèse suivant laquelle tout serait une affaire de construction sociale», exprime l’auteur.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Il y a 45 ans paraissait un rapport commandé par le Conseil des Universités du Québec. Rédigé par le philosophe français Jean-François Lyotard (1924-1998) et publié en 1979, La condition postmoderne contenait de fortes réflexions touchant la légitimité de l’ordre social existant ainsi que la formation et l’utilité du savoir dans la société contemporaine.

Aujourd’hui, il me semble souhaitable de revenir sur les caractéristiques de la culture postmoderne telles que présentées par Lyotard. Trop souvent, j’entends des gens associer le postmodernisme au wokisme, à une mode, au relativisme, à une fuite en avant, à l’obscure philosophie de la déconstruction, à la thèse suivant laquelle tout serait une affaire de construction sociale, etc.

Un retour au texte semble donc utile et même nécessaire, d’autant qu’une question irradiait les premières pages de La condition postmoderne, fabuleuse lumière pour les lecteurs : « Où peut résider la légitimité, après les métarécits ? »

Dès 1979, anticipant le haut développement scientifique et technique à venir, Jean-François Lyotard nous mettait en garde contre « l’hégémonie de l’informatique », qui allait bouleverser notre manière de produire et de diffuser les connaissances. Il entrevoyait un délestage de la culture humaniste et son remplacement par une concentration des échanges économiques aux mains des entreprises comme celles qui envahissent aujourd’hui l’espace public : Google, Apple, Facebook, etc.

« La disposition des informations est et sera du ressort d’experts en tous genres. La classe dirigeante est et sera celle des décideurs », écrivait le professeur de l’Université Paris VIII (Vincennes) dans La condition postmoderne. Le philosophe s’inquiétait aussi de voir s’agrandir l’écart entre les sociétés postindustrielles et les pays en voie de développement.

Lyotard soulignait par ailleurs les changements en cours qui affecteraient bientôt la fonction régulatrice des États-nations : le marché mondial, la reprise d’une compétition économique très vive, le déclin de l’option socialiste, l’ouverture probable du marché chinois aux échanges. La mondialisation en cours montre à quel point le philosophe était bien au fait des tendances civilisationnelles en émergence.

Savoir postmoderne

Au coeur de l’ouvrage, Lyotard tentait de décrire le lien entre la crise de légitimité des autorités en place et la fonction du savoir. Le philosophe établissait d’abord une distinction : « Le savoir en général ne se réduit pas à la science, ni même à la connaissance. »

Voyons comment Lyotard définissait chacun de ces termes. La connaissance est la catégorie la plus générale ; elle a une visée dénotative, discriminante et se présente comme un produit fini, accepté ; pensons à la classification du règne animal. La science renvoie à une manière rigoureuse ou méthodique de connaître, elle est action, production ; elle se définit par son objet d’étude, elle a une visée descriptive et explicative ; reliée à la technique, elle permet l’efficacité (l’efficience, mot préféré des décideurs).

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

Quant au savoir, il doit être envisagé « comme formation et comme culture », ce qui veut dire en incessant dialogue, débat. Aussi, sa visée comporte des « énoncés évaluatifs », écrivait encore Lyotard. En d’autres termes, le savoir se retrouve aussi bien dans un débat portant sur les méthodes de preuve en mathématiques qu’une discussion éthique portant sur la pertinence ou non de la laïcité.

Dans cette perspective, le savoir prendrait une dimension philosophique lorsque la vertigineuse question de la légitimité du lien social serait posée sur la place publique. Par quel grand récit justifions-nous le monde humain, le vivre ensemble, ou la loi et l’ordre ?

Métarécits

Or, pour Lyotard, l’entrée dans la culture postmoderne va inévitablement entraîner « l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Autrement dit, les récits pour légitimer le lien social ou l’ordre existant ayant prévalu antérieurement, à l’époque prémoderne et même durant la période moderne, ne tiennent plus.

Dans la culture prémoderne, la communication verticale, celle des dieux ou celle de la transcendance, guidait l’agir humain, au point de justifier la soumission. Toutefois, depuis des générations, l’ordre hiérarchique est mis en question. Dans les sociétés démocratiques, la communication a lieu horizontalement, entre égaux.

Mais les changements sociaux ne s’arrêtent pas là. Il faut aussi parler de la perte des repères modernes. C’est précisément sur ce point critique que l’éminent philosophe français Jacques Poulain attire l’attention de ceux et celles qui voudraient lire ou relire La condition postmoderne : « L’ouvrage s’emploie à balayer le mythe moderne des Lumières : le mythe de l’histoire, qui avait remplacé les récits religieux par le métarécit d’un progrès historique de l’homme vers la justice émancipatrice. »

Dans la culture moderne, le récit portait sur un grand espoir, l’émancipation des peuples et des individus grâce à la connaissance et à la démocratie. Malheureusement, force est de constater la persistance des vieux conflits et l’impuissance de l’ONU à désarmer.

Les modernes pariaient aussi sur l’école, le lieu par excellence de l’émancipation. Mais dès la fin des années 1970, Lyotard semait le doute sur l’évolution en cours : « La transmission des savoirs n’apparaît plus comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d’assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin. » Aujourd’hui, le corps professoral subit de nombreuses pressions : il faut obtenir des subventions, choisir le bon vocabulaire et garder en tête que l’apprenant doit acquérir des compétences adaptées au système.

Malgré la perte des grands récits, Lyotard ne cédait pas au cynisme moderne. Le philosophe rappelait plutôt que toute société recourt à un récit populaire pour maintenir le lien social.

Cependant, à la différence du philosophe allemand Jürgen Habermas, le Français Jean-François Lyotard avait compris que l’on ne peut légitimer l’ordre social à partir d’une finalité préétablie. Qu’est-ce à dire ? Certes, Jürgen Habermas avait été le premier, dans Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, paru en 1973 et traduit en 1978, à diagnostiquer la perte de légitimité des pouvoirs en place.

Cherchant une façon de sortir de cette crise issue de l’accélération moderne, Habermas émit l’hypothèse suivante : et si un dialogue mené sans contraintes menait inconditionnellement les interlocuteurs vers l’entente ou le consensus ? Face à cette idéalisation, Lyotard n’avait pas hésité à corriger le tir et le ramener à la réalité du dialogue mené à bâtons rompus : « Le consensus n’est qu’un état des discussions, non leur fin. » Il se révèle impossible de s’extraire magiquement du dialogue amorcé depuis des millénaires pour en fixer les règles de participation.

Résumons-nous. La condition postmoderne marque à la fois la reconnaissance d’une perte de légitimité des institutions politico-sociales, la fin des grands récits prémodernes ou modernes, et l’échec des tentatives de légitimer l’ordre social à l’aide d’une finalité préétablie ou d’un ordre présumé naturel. Le postmodernisme tel que présenté par Lyotard obligerait donc à poser un regard critique sur nos récits visant à fonder le lien social sur une réalité extrahumaine (divine ou naturelle), ou sur l’efficacité de la technoscience, ou sur la seule légalité (la présumée primauté des droits individuels), et même sur la croyance selon laquelle notre accès au réel reposerait d’abord et avant tout sur un rapport sensible à la nature, obsession objectiviste et réaliste millénaire qui nous rend encore totalement sourds à la manière dont les humains se font mutuellement vivre par la parole.

Paradoxe

Mais alors, vivons-nous dans une société où les pouvoirs en place n’ont plus de légitimité ? Assurément ! Toutefois, comme un tel monde n’est évidemment pas viable pour l’être humain, nous vivons, tels des forcenés, une vie paradoxale qui nous afflige de plus en plus. Dans quel sens ? Nous ne pouvons pas vivre sans donner du sens à nos vies, mais si nous adhérons au premier récit de légitimation entendu, à la première fabulation, nous perdrons notre capacité de juger la consistance ou non de la forme de vie proposée par les autorités en place, voire par nous-mêmes ! De plus, comme les cultures prémoderne, moderne et postmoderne s’entrelacent et véhiculent des visions du monde contradictoires, la compréhension de nos propres conditions d’existence est-elle seulement possible ?

Au terme de son rapport, le philosophe revenait sur le savoir pour rappeler que notre description du monde est toujours teintée par les règles du jeu admises par notre temps. Aussi, Lyotard suggérait d’exposer nos règles du jeu, ou ce qu’il appelait aussi « nos présupposés ». À cet égard, la règle du jeu postmoderne est peut-être celle de reconnaître la nécessité (ou d’avoir le courage, à votre guise) de soumettre au jugement critique du plus grand nombre le jugement personnel que nous portons inévitablement sur les formes de vie que nous considérons, à tort ou à raison, comme les plus favorables à l’existence humaine.

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