Parfois plus difficile de commercer entre provinces qu’avec les États-Unis

L’Acadien Gérard Comeau a été mis à l’amende en 2012 après s’être fait arrêter au Nouveau-Brunswick en possession de 340 bouteilles de bière et de 3 bouteilles de spiritueux achetées au Québec. Une loi de sa province interdit à ses citoyens de posséder une grande quantité d’alcool provenant d’une autre province.
Un juge de première instance a déclaré M. Comeau non coupable. Ses avocats ont plaidé que la barrière au commerce était non constitutionnelle, l’article 121 de la loi fondamentale de 1867 légalisant les échanges commerciaux « en franchise » entre les provinces.
La Cour suprême a finalement décidé en avril 2018 que la loi néo-brunswickoise de 1928 limitant le commerce transfrontalier visait à exercer un contrôle sur les produits alcoolisés dans la province. Le plus haut tribunal du pays a aussi établi que l’article 121 de la Constitution « n’impose pas de régime de libre-échange absolu dans l’ensemble du Canada ».
En effet. Les preuves de la restriction au libre-échange dans l’ensemble du pays s’accumulent bien au-delà de la bière et des spiritueux. Il est par exemple bien difficile de vendre de la viande ou des fromages d’une province à l’autre.
Et il n’y a pas que des limitations aux biens. Les services aussi sont affectés. Il existe encore beaucoup de barrières réglementaires à la mobilité des travailleurs et à la reconnaissance des compétences dans certains secteurs d’activité.
« Je n’hésite pas à qualifier la situation canadienne d’aberration », affirme Simon Gaudreault, économiste en chef et vice-président à la recherche de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), qui avait témoigné au procès de M. Comeau. L’organisation non partisane compte plus de 100 000 membres et se consacre à la défense des PME auprès des élus et des décideurs.
« On constate que le commerce interprovincial est parfois plus compliqué pour les entreprises que le commerce international, dit Simon Gaudreault. C’est donc parfois plus difficile de faire affaire entre les provinces que de commercer avec un autre pays. »
L’aberration en question devient d’autant plus dérangeante que les États-Unis s’apprêtent à imposer mardi des tarifs douaniers au Canada comme au Mexique. Les nouvelles mesures tarifaires de 25 % s’appliqueront dès lors sur les exportations canadiennes (des tarifs de 10 % s’appliqueront pour l’énergie). La décision protectionniste du président Donald Trump fait paniquer le voisin du Nord a mari usque ad mare.
« Churchill disait qu’il ne faut jamais gaspiller une bonne crise, enchaîne M. Gaudreault. Si on ne gaspille pas cette crise, si on l’utilise d’une bonne façon, on va peut-être permettre d’améliorer les choses en se débarrassant de cette aberration. »
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Le Québec en cancre
Des études ont documenté les effets concrets du protectionnisme interne. Le Fonds monétaire international a évalué en 2019 que la fin des empêchements internes de commercer pourrait gonfler le produit intérieur brut de 4 % au Canada. L’étude estime que l’équivalent tarifaire moyen des barrières au commerce intérieur s’élève à 21 %, comparativement à 3 % pour les États-Unis jusqu’à maintenant.
La Banque Nationale a raffiné l’enquête et a montré, il y a deux semaines, qu’au Québec, ces mêmes barrières équivalent à des tarifs douaniers de 25 %. En Ontario, on en était à 19 %.
« Les gouvernements disent qu’ils doivent protéger leurs industries locales, car sinon elles vont se faire concurrencer, dit encore Simon Gaudreault. Mais l’histoire montre qu’on a toujours bien tiré notre épingle du jeu dans un environnement de libre-échange. Si c’est bon pour l’international, pourquoi ça ne serait pas bon pour le national ? »
La Fédération milite pour une clause dite de reconnaissance mutuelle pour les industries touchées par les barrières commerciales. Quand une province accepterait un bien ou un service, toutes les autres l’accepteraient du même coup. « C’est une solution efficace pour abaisser les barrières au commerce interprovincial, une solution offerte sur un plateau d’argent, dit M. Gaudreault. Elle ne coûte pas tant que ça et elle pourrait être très bénéfique pour le commerce intérieur. »
Il donne l’exemple d’un touriste à l’Île-du-Prince-Édouard qui consomme des produits locaux sans s’inquiéter de la qualité de ce qu’il trouve dans son assiette. Si on leur fait confiance là-bas, on devrait pouvoir leur faire confiance n’importe où au pays, dit-il, alors que, présentement, si une autorité compétente de la Saskatchewan approuve un produit ontarien, ce même produit ne peut pas être vendu au Manitoba ou au Québec.
Kafka made in Canada
Le fédéral seul ne peut régler le problème. Les différents ordres de gouvernement négocient périodiquement des accords de libre-échange au sein de la confédération. Le dernier date de 2017, mais prévoit toujours la possibilité pour les provinces de conserver des mesures protectionnistes.
Le Québec est le champion des exceptions à la règle de l’ouverture des marchés. Le dernier Bulletin sur la coopération entre provinces et territoires du Canada de la FCEI date de juillet 2024. Le Québec y obtient la note la plus faible au classement national, soit un D alors que le Manitoba reçoit un A.
La grille d’évaluation porte sur les exceptions, les obstacles au commerce intérieur et la mise en œuvre des accords de conciliation. La province francophone se fait attribuer un A- pour le troisième volet, mais un F pour son recours systématique aux exceptions et aux obstacles.
« C’est peut-être le résultat d’une approche différente au Québec en matière de développement économique, dit le vice-président. C’est bien étrange parce qu’historiquement au Québec, on a toujours eu un assez large consensus pour reconnaître les bienfaits du libre-échange. »
L’ouverture des marchés internes n’exclurait pas la recherche d’une plus grande diversité des marchés externes. Les tarifs américains inquiètent et ébranlent d’ailleurs autant précisément parce que ce partenaire pèse très, très lourd dans les échanges commerciaux du Canada.
Simon Gaudreault rappelle que la FCEI approuve les accords de libre-échange comme ceux signés avec l’Union européenne et certains pays asiatiques. Il ajoute que, là encore, il faudrait peut-être s’engager davantage sur ces marchés non états-uniens.