«Oh! Canada - Chapitre 1: L’Est du pays»: la langue de chez nous

Danielle Le Saux-Farmer est metteuse en scène de la pièce «Oh! Canada! Chapitre 1: L’Est du pays».
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Danielle Le Saux-Farmer est metteuse en scène de la pièce «Oh! Canada! Chapitre 1: L’Est du pays».

Tout le Canada semble présentement uni autour du combat contre les tarifs douaniers américains, mais ce n’est pas chose commune dans ce drôle de pays, même au sein de sa francophonie. « Il y a des événements exceptionnels qui rassemblent, mais concrètement, on se situe dans — j’adore cette expression — la fiction fédérale, remarque l’autrice et metteuse en scène Danielle Le Saux-Farmer. Parce que c’était un mariage forcé, déjà, avec des intérêts divergents, en 1867. Et cette espèce de famille composée d’enjeux très différents et de projets contraires fait en sorte que ces divergences nous tirent encore dans des sens opposés. Et sur la question linguistique, c’est tout à fait vrai. »

Avec son vaste projet documentaire, le Théâtre Catapulte voulait explorer l’état du français au pays, qu’on dit en déclin. « On s’est demandé : qu’est-ce qu’on en sait vraiment ? Les statistiques sont-elles bien communiquées à la population ? » dit Le Saux-Farmer, qui a écrit Oh ! Canada – Chapitre 1 : L’est du pays avec la Québécoise Noémie F. Savoie. « On voulait surtout mettre en contrepoint le ressenti des gens et les faits. C’est ce clivage qui nous a beaucoup intéressées. »

Elle fait le parallèle avec notre tendance à confondre météo et climat. « Par exemple, cet hiver, il fait froid, alors on dit : il n’y a pas vraiment de réchauffement climatique. On se fie souvent à nos impressions du quotidien. On ne peut pas se faire servir en français dans un dépanneur sur le Plateau Mont-Royal, et donc le français va très mal [au Québec]. Mais ce n’est pas ce que disent les statistiques, concrètement. »

Le spectacle présenté à la salle Fred-Barry est le fruit de cinq ans de recherche. L’équipe a rencontré des experts et « près de 200 citoyens » en Acadie, au Québec, en Ontario. Elle a recueilli les perceptions des gens et fait le plein d’histoires de transmission ou de perte linguistique. « À travers ça, on a dressé un portrait, qui nous a guidées dans l’écriture, du spectre du militantisme linguistique. » Une échelle qui va du je-m’en-foutisme à se consacrer à la survie de la langue. « Effectivement, c’est un enjeu collectif, mais c’est très individuel, le rapport à la langue. Le français, c’est un choix. »

Danielle Le Saux-Farmer cite son propre cas. Contrairement à ses sœurs et elle, toutes les cousines du côté maternel de la Franco-Ontarienne vivent désormais en anglais. « Dans la transmission, on est dans une pyramide inversée. C’est ça, le processus d’assimilation. C’est important d’avoir des outils législatifs. Mais dans le quotidien, il faut sans cesse renouveler son choix personnel de faire vivre cette langue. Par une adhésion, une consommation de la culture francophone. Et ça, ce n’est pas simple. »

Solidaires ?

Le projet vise d’abord à « ouvrir un débat, un dialogue sur une situation objective qu’on tente de présenter, afin que les gens puissent réfléchir à la question de la survie du français, explique Danielle Le Saux-Farmer. Et pour le public québécois, honnêtement, j’aimerais que ça ouvre ses œillères sur l’existence des francophones en situation minoritaire. La question fondamentale, qui m’occupe depuis des années, c’est celle de la solidarité. Est-ce qu’on est solidaires entre francophones au Canada, incluant le Québec ? Ma réponse courte, c’est non. Parce qu’on ne peut pas faire partie du projet de société québécois. Et on nous le rappelle très souvent. »

Cette pièce documentaire théâtralisée fait cohabiter, avec beaucoup d’humour, les points de vue et réalités différents, s’inspirant aussi de ses interprètes (Ziad Ek, Moriana Kachmarsky, Carlo Weka, en plus des deux autrices), issus de divers coins de l’Est. « On a été beaucoup en confrontation, à la fois dans nos recherches avec les citoyens et les experts qu’on a interrogés, mais aussi entre nous, créateurs : une Québécoise et des francophones “hors Québec”. » Une appellation que Le Saux-Farmer n’aime pas, mais « même si on veut se définir de façon propre, c’est vraiment difficile, parce que, si on habite des provinces limitrophes, on est très influencés par l’hégémonie culturelle québécoise ».

« Rare » Franco-Ontarienne à avoir été acceptée au Conservatoire d’art dramatique de Québec, la comédienne raconte ainsi avoir été amenée à modifier son accent. « J’ai commencé à copier comment les autres parlaient, car je ne voulais plus qu’on me parle de mon accent, qu’on me demande : à quel âge as-tu appris le français ? Et c’est en vieillissant que j’en ai constaté l’impact sur mon identité. »

Il existe une hiérarchie, constate-t-elle. « Par exemple, au Québec, on le folklorise, mais on célèbre l’accent acadien. On trouve ça charmant, Lisa LeBlanc, La Sagouine. Mais on rit [de l’accent] franco-ontarien, on trouve ça laid, boiteux. Alors, pour échapper à ce mépris, nous, on s’adapte ! Mais c’est dur sur une identité, de se sentir illégitime comme francophone. »

Une insécurité linguistique dont traitera d’ailleurs une autre pièce, Parler mal, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en avril. Pour sa part, la série de pièces Oh ! Canada « pose des questions beaucoup plus larges, qui sont politiques. Comment on essaie de négocier la protection de la langue quand on est pris entre deux chaises : les outils législatifs provinciaux et le fédéral. »

Et la réflexion de l’équipe s’est nourrie d’une observation faite par l’Acadienne Annette Boudreau, une « très importante » sociolinguiste : « Quand on parle de la langue en général, souvent on parle d’autres choses : de classes sociales, de culture, de sa transmission intergénérationnelle, de politique, de société. Ce n’est pas une question qu’on peut divorcer du reste. On parle d’identité, d’opportunisme politique, d’immigration. Et ça, c’est plus complexe que juste : est-ce que la langue va bien ou pas ? »

Émotif

La réponse à cette question varie évidemment selon les régions du pays. Le deuxième chapitre de l’enquête portera sur l’Ouest et le Nord, et la créatrice note qu’au Yukon, « le nombre et le pourcentage de francophones augmentent de façon importante, [en raison de] l’immigration. C’est une situation complètement différente de l’Ontario, où on a un niveau d’assimilation et de déclin assez phénoménal. Après le recensement de 2021, il y a eu une conclusion de Statistique Canada qui a un peu guidé la création du spectacle : l’immigration francophone demeure le moyen clé pour assurer la survie et l’épanouissement des communautés francophones en situation minoritaire ». Quant au Québec, « dans nos conclusions, et après avoir parlé à plusieurs experts, [on constate que] le déclin perçu ou annoncé dans le discours alarmiste n’est pas vérifié dans les faits ».

Mais tracer ce portrait n’est pas si simple. « Ce qu’on a réussi à saisir dans l’insaisissable, c’est que peu importe les chiffres qu’on a devant nous pour se convaincre, ou essayer de convaincre les autres, que ça va mal ou pas si mal, les gens peuvent faire dire ce qu’ils veulent aux chiffres. » Insister sur la proportion ou le nombre de francophones, par exemple. « Et parce que la langue est liée à la culture et à l’identité, on ne peut pas éviter de tomber dans le piège de l’émotion. Malgré nos plus grands efforts pour être dans les faits, c’est trop proche de nous, trop émotif. »

Il y avait aussi le souci de faire d’Oh ! Canada un spectacle divertissant. Insérée dans un cadre fictif, la pièce comporte des interactions avec le public, et des passages adaptés selon la région de la présentation.

Et à travers l’esthétique du spectacle, « une conférence qui dégénère », la metteuse en scène a tenté de décrier la « folklorisation » de sa culture. « Il y a énormément de mépris et de condescendance par rapport à la pratique théâtrale des francophones hors Québec. Certes, on a des enjeux de professionnalisation : on n’est pas aussi institutionnalisé qu’au Québec, on est très peu financés. Mais l’espèce de mythe demeure que les shows canadiens sont vraiment moins bons. »

Danielle Le Saux-Farmer a donc privilégié, avec ironie, le dénuement dans la facture. Ce deuxième degré a été capté par le public lors de la présentation à Ottawa. « Comme Francos hors Québec, on est vraiment tannés du théâtre identitaire, où il s’agit souvent de questions de survie, de résister. Il y a une réelle volonté de se sortir de ces [sujets]. Et dans la pièce, nos personnages essaient de s’extirper de ces questions émotives pour dresser un portrait statistique. Mais immanquablement, on est réaspirés dans le vortex identitaire… »

Oh ! Canada – Chapitre 1 : L’est du pays

Texte : Danielle Le Saux-Farmer et Noémie F. Savoie. Mise en scène : Danielle Le Saux-Farmer. Production : Théâtre Catapulte, en collaboration avec la biennale Zones théâtrales du Centre national des arts. À la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier, du 18 février au 1er mars.

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