«Nuit désordre», les sentiers boueux du désir

En se mettant à nu dans leur essai à quatre mains, Nuit désordre, les amies Isabelle Décarie et Stéphanie Filion offrent des réflexions sur le désir et l’absence de désir féminin autour de la cinquantaine.
« C’est quelque chose de très peu représenté dans la culture et qui a besoin de l’être », estime Stéphanie Filion en entrevue.
Le dialogue a commencé lorsque Stéphanie a proposé à Isabelle d’écrire pour la plateforme littéraire en ligne Pavillons, qui publie les projets d’écrivains sous forme de feuilletons. Les lecteurs qui s’abonnent à un projet reçoivent les divers textes qui les composent au rythme de leur création.
« Stéphanie a dit qu’elle trouvait ça un peu voyeur comme format. Ça m’a donné envie d’être un peu provocatrice, alors, comme un défi, je lui ai envoyé le premier texte », raconte Isabelle, qui a proposé le thème « nuit désordre ».
Sa collègue a accepté la mission, car elle n’avait « rien à dire sur le sujet ». « J’aime les propositions qui me rendent un peu inconfortable. L’idée de nuit et de désordre était loin de mon univers », souligne Stéphanie.
Un concert de lettres s’en est suivi, à la manière, comme elles l’évoquent dans leurs écrits, d’un leporello, ce livre qui se déplie comme un accordéon, ou alors de notes secrètes échangées entre amies au secondaire. Ce sont les échanges publiés sur Pavillons, retravaillés et bonifiés de textes supplémentaires, qui constituent aujourd’hui Nuit désordre.
Rapidement, Isabelle s’est lancée dans l’exploration de ses désirs. Elle souhaitait aborder le récit érotique, qu’elle trouve habituellement insipide, pour « essayer d’en faire de la littérature ».
Une grande partie de sa matière première est constituée de ses expériences sexuelles avec de nombreux hommes de moins de 30 ans, alors qu’elle en avait plus de 50. Elle les rencontre par le biais d’applications mobiles au Brésil, où elle vit avec son mari et enseigne le français. Ces découvertes se font avec l’accord de son amoureux. Elle explore les sentiments et les pulsions qui l’assaillent lors de ces rendez-vous, parfois troublants et humiliants. Pourquoi recherche-t-elle le regard et les gestes de tous ces hommes posés sur elle ?
« J’ai fermé les yeux sur tout ce qui m’écœurait. En même temps, cet écœurement me faisait signe, il me disait quelque chose de mon propre cœur, cette histoire me poussait à en arriver là, à rechercher un certain dégoût », réfléchit-elle dans le chapitre nommé « Paulo ».
Quel est le lien de tout ça avec la nuit et le désordre ? Il s’agit d’aller creuser dans le côté obscur du désir. « C’est l’idée de la nuit abjecte, de la souillure, de la cendre », explique Isabelle en entrevue.
La transformation du désir
Stéphanie, pour sa part, offre une perspective tout à fait différente. Dans son texte nommé « L’espace négatif du désir », elle juge que « le désir ne disparaît pas, il se réoriente, il s’adapte ». « J’ai l’impression que mon désir de l’autre s’est transformé en désir de création, ce qui est une aspiration à quelque chose de plus grand, où je me connecte à moi-même, où je m’oublie en même temps », écrit la poète. « Le regard qui autrefois se posait sur moi dans l’intimité se transmue en celui de la lectrice, du spectateur, de l’observatrice devant ce que je crée », poursuit-elle un peu plus loin.
L’écrivaine a aussi voulu aller fouiller dans ses zones d’ombre, « là où ça fait mal », pour trouver quelque chose d’authentique, puisant notamment dans ses cauchemars et ses souvenirs d’enfance.
Objectification féministe
Même si les hommes sont au centre de la conversation, les deux autrices écrivent résolument d’un point de vue féministe. Lorsqu’elle tente d’envoyer des photos d’elle à ses amants, Isabelle se rend compte qu’elle a intégré le male gaze, ce regard masculin qui chosifie la femme. Or, elle se permet elle-même de chosifier les hommes et de les utiliser pour son propre désir, ce que Stéphanie relie au female gaze.
Stéphanie, de son côté, écrit carrément : « Je n’ai plus de désir, car je suis remplie de colère, de ressentiment envers les hommes en général. Je rage en dedans, je suis écœurée, à boutte de leur lâcheté, leur paresse, leur manque de responsabilité, leur communication déficiente, leurs crimes, leurs traîtrises, les petites et les grandes. »
Le regard qui autrefois se posait sur moi dans l’intimité se transmue en celui de la lectrice, du spectateur, de l’observatrice devant ce que je crée.
En se révélant ainsi, les deux amies estiment s’être mises à risque, se confrontant notamment à la honte. « J’ai l’impression d’avoir ouvert ma boîte à secrets la plus illicite », affirme Isabelle dans le livre.
Stéphanie a aussi trouvé très difficile de se dévoiler et d’intellectualiser ses blessures. Des traces de ce malaise ont d’ailleurs été laissées dans les pages. Mais elle estime, tout comme Isabelle, qu’emprunter des chemins périlleux est nécessaire à la littérature.