De Novi Sad à Kragujevac, 106 jours de manifestations en Serbie

Photo: Darko Vojinovic Associated Press La jeunesse serbe, qui dit ne demander que «le respect des institutions», se donne rendez-vous à Kragujevac le 15 février.

Depuis plus de trois mois, la Serbie est secouée par des manifestations comme le pays n’en avait pas vu depuis les années 1990. Samedi, des milliers de personnes sont encore attendues à Kragujevac. Voilà le récit des 106 jours qui ont déstabilisé le gouvernement et fait descendre la jeunesse dans la rue.

Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le vendredi 1er novembre. Les voyageurs se pressent à la gare, bâtiment brutaliste des années 1960 qui vient d’être rénové. Certains sont assis sur les bancs abrités par l’auvent en béton. À 11 h 52, un bruit. L’auvent s’est écroulé.

Quatorze personnes meurent sur le coup, dont deux enfants de 6 et 9 ans qui se trouvaient là avec leur grand-père. Des dizaines de secouristes accourent pour sortir les corps et les blessés, dont l’un décédera plus tard, portant le bilan à 15 morts.

Photo: Nenad Mihajlovic Agence France-Presse L’auvent de la gare de Novi Sad s’est écroulé le 1er novembre dernier, faisant 15 morts.

Quelques heures après l’accident, la Serbie décrète un deuil national, le premier ministre se rend sur place, des bougies, des fleurs et des peluches s’amoncellent devant la gare. Rapidement, l’émotion fait place à la colère. Pourquoi cet accident alors que le bâtiment venait d’être rénové à grands frais ?

Dès le 3 novembre, un millier de citoyens manifestent à Belgrade. Ils demandent justice et la démission du ministre des Transports, Goran Vesić. Certains se sont peint les mains en rouge pour montrer que « la corruption tue ». Ce slogan et ces paumes ensanglantées deviendront vite les symboles du mouvement.

Dès le lendemain, le ministre démissionne, mais le mouvement est lancé et aucune démission ne semble en mesure de l’arrêter. Le 5 novembre, environ 20 000 personnes se rassemblent à Novi Sad. « Prison, prison », scande la foule.

Photo: Darko Vojinovic Associated Press À Belgrade le 3 novembre, des manifestants s’étaient peint les mains en rouge, pour montrer que «la corruption tue».

La colère a jailli et une partie des Serbes voient dans l’accident de Novi Sad le symbole de la corruption qui gangrène selon eux les travaux publics.

Les grands projets immobiliers, comme celui de la gare, bénéficient de législations spéciales qui permettent de « couvrir les dérogations aux règles générales, notamment les réglementations sur les marchés publics », a ainsi mis en garde l’ONG Transparency International.

À Novi Sad, les travaux avaient été confiés à un conglomérat chinois, et la facture a été multipliée par quatre entre la signature du contrat et la fin des travaux, pour atteindre 16 millions d’euros.

Aux manifestants qui réclament la publication de tous les contrats, le gouvernement oppose le secret de l’accord conclu avec la partie chinoise. Et la colère redouble.

Les étudiants

Fin novembre, alors que les étudiants de la Faculté d’art dramatique de Belgrade respectent 15 minutes de silence en hommage aux 15 victimes de Novi Sad, des hommes cagoulés se mêlent à la foule et s’en prennent à eux. Nouvelle étincelle, les universités du pays s’embrasent.

Désormais, ce sont les étudiants qui prennent la tête des cortèges, et leurs revendications sont claires : la publication de tous les documents relatifs à la rénovation de la gare, l’arrestation des personnes soupçonnées d’avoir agressé des étudiants et des professeurs depuis le début des manifestations, l’abandon des poursuites contre les étudiants arrêtés, une hausse de 20 % du budget de l’Enseignement supérieur.

Organisés, déterminés, ils ne veulent rien avoir à faire avec l’opposition, ne veulent pas de porte-parole et prennent toutes leurs décisions dans des assemblées générales.

Pour la première fois depuis des années, le président, Aleksandar Vučić, et son parti, le SNS, semblent pris au dépourvu. Leurs stratégies habituelles — blâmer des « agents de l’étranger », mettre en garde contre une « révolution de couleur » — ne fonctionnent pas, expliquent les analystes.

« Affirmer que les manifestants veulent faire tomber l’État, qu’ils sont financés par l’étranger, ça ne marche pas dans ce cas précis », avance ainsi Nikola Burazer, analyste et journaliste. « Ce sont des accusations ridicules — même pour les électeurs traditionnels du SNS. Personne ne pense que des dizaines de milliers d’étudiants sont en fait des agents de l’étranger. »

Photo: Tadija Anastasijevic Agence France-Presse Une manifestation à Belgrade, devant la Cour constitutionnelle du pays, le 12 janvier dernier.

Le pouvoir cède sur certaines revendications. Mi-décembre, Vučić promet que les documents demandés seront publiés, offre des crédits facilités aux étudiants, débloque des fonds pour l’université… Le gouvernement décide aussi d’avancer les vacances d’une semaine, espérant que les fêtes de Noël calmeront les ardeurs estudiantines.

Mais le 22 décembre, à l’appel des étudiants et d’organisations agricoles, une foule immense déferle sur Belgrade — plus de 100 000 personnes, selon les estimations.

Rien n’y fait, ni les vacances ni Noël : le mouvement continue. Le 12 janvier, à nouveau, des dizaines de milliers de personnes manifestent à Belgrade. Elles ne le savent pas, mais elles s’apprêtent à recevoir le soutien de l’homme le plus célèbre de la Serbie : le joueur de tennis Novak Djokovic.

Mi-janvier, « Nole », plutôt considéré comme proche du pouvoir, condamne publiquement la violence contre les étudiants. Une photo de lui portant un sweatshirt avec la mention « Students are champions » fait le tour des réseaux sociaux serbes.

Justice et liberté

Dans tout le pays, les manifestations se multiplient. Entre novembre et janvier, des rassemblements ont eu lieu dans plus de 100 villes, dont certaines normalement acquises au parti SNS. Dans le centre de Belgrade, des cortèges défilent chaque jour.

Il est temps pour les étudiants de frapper un grand coup. Ils décident d’occuper pendant 24 heures le principal échangeur routier de la capitale. Des dizaines de milliers de Serbes les rejoignent dans la nuit. Les plus anciens n’ont pas vu ça depuis la chute de Slobodan Milošević.

Photo: Andrej Isakovic Agence France-Presse Plusieurs milliers d’étudiants serbes ont bloqué pendant 24 heures l’Autokomanda, l’un des principaux échangeurs routiers de Belgrade.

Au même moment, à Novi Sad, des étudiants organisent une opération « de collage » près d’un local du SNS. Des militants en sortent et s’en prennent à eux, selon les premiers témoignages. Les coups partent, une jeune fille est gravement blessée à la mâchoire.

Quelques heures plus tard, le premier ministre et chef du parti, Miloš Vučević, démissionne. « Trop peu, trop tard », prédit Dragan Popovic, de l’ONG serbe Centre for Practical Politics.

Les manifestants se sont déjà donné rendez-vous à Novi Sad le 1er février, pour les trois mois de l’accident de la gare. Là encore, des dizaines de milliers de personnes déferlent sur la ville. Certains sont venus à pied depuis la capitale, accueillis dans chaque village traversé par de la nourriture et des encouragements.

La jeunesse serbe, qui dit ne demander que « le respect des institutions », se donne rendez-vous à Kragujevac le 15 février.

L’enquête sur Novi Sad a depuis été confiée au parquet anticorruption, et le président a annoncé un grand coup de filet, arrêtant 15 responsables, dont certains proches du SNS.

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