Qui nous soignera?

Bien avant que les préoccupations sur l’amiante deviennent courantes dans le discours ambiant, le romancier André Langevin abordait  la question dans «Poussière sur la ville» en 1953.
Illustration: Tiffet Bien avant que les préoccupations sur l’amiante deviennent courantes dans le discours ambiant, le romancier André Langevin abordait la question dans «Poussière sur la ville» en 1953.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Connaissait-on, dans les années 1950, les effets cancérogènes de l’inhalation des fibres d’amiante, ses effets néfastes sur le système respiratoire ? Certainement pas aussi clairement qu’aujourd’hui. Mais s’il est une triste réalité que nous enseigne le dossier de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda, c’est que les exigences de l’économisme ont hélas souvent préséance sur des considérations aussi peu rentables que celles de la santé publique générale et de l’écologie, surtout au pays du capitalisme sans vergogne. Pas vrai, Monsieur le Premier Ministre ?

En tout cas, bien avant que ces préoccupations deviennent courantes dans le discours ambiant, le romancier André Langevin, écrivain de nos jours négligé malgré son importance dans l’histoire de nos lettres, abordait au passage la question dans Poussière sur la ville (1953), oeuvre majeure que l’on relira avec plaisir, comme je l’ai fait récemment.

Salué par le Prix du Cercle du livre de France en 1953, maintes fois réédité depuis sa sortie initiale, traduit en anglais dès 1955 et porté à l’écran en 1968, Poussière sur la ville est tenu pour un classique du roman psychologique d’ici. Je l’ai lu pour la première fois il y a plus de quarante ans, en troisième secondaire, à une époque où la littérature générale, dont celle du cru, faisait volontiers partie du cursus scolaire des boutonneux de ma génération. Je l’ai relu cet été pour les besoins de ce « Devoir de littérature ». Et je me suis réjoui de constater que le livre n’avait rien perdu de son acuité, de sa pertinence.

« Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même pour se dévorer. Le secret de l’enfer doit être là. » Cette idée que Georges Bernanos prête au curé d’Ambricourt dans son Journal d’un curé de campagne (1936) ne me semble pas très éloignée de certaines réflexions du docteur Alain Dubois, narrateur de Poussière sur la ville.

Établis depuis peu à Macklin, ville minière fictive inspirée d’Asbestos, Alain Dubois et son épouse, Madeleine, tentent de s’acclimater à cet environnement mortifère, imprégné par les fines particules grises de l’amiante.

Revoyons cette scène brève, mais cruciale, où le docteur Dubois fait face aux limites de son action. À une malade qui le consulte à propos de son essoufflement constant, une « grosse femme, barbue, la chevelure très noire semée de quelques filaments gris, les épaules tombées » (signe de l’époque, et présage de la nôtre, celle-ci est désignée comme une cliente plutôt qu’une patiente), le médecin recommande du repos pour une période indéfinie. Veuve et mère de sept enfants dont trois encore mineurs, cette femme de 65 ans gagne tant bien que mal son pain quotidien comme femme de ménage à l’hôtel et chez quelques particuliers.

« — Docteur, je ne peux pas laisser… » proteste-t-elle, craignant les conséquences de l’ordonnance. « Une semaine peut-être, mais pas plus. »

« — Il vous faut vous reposer beaucoup plus longtemps », d’insister Dubois. « Vous souffrez d’une maladie très grave. »

Le jeune médecin est catégorique ; en marge des problèmes respiratoires, il a décelé chez elle des symptômes de troubles cardiaques. Mais à Macklin, comme sous bien des latitudes, les gens de modeste condition ne bénéficient pas forcément du loisir du repos. Ainsi que le lecteur s’y attend, cette femme ne tardera pas à trépasser ; et l’absurdité de son décès n’est pas sans rappeler celle du fils du juge Othon qui agonise dans d’atroces souffrances sous les yeux des protagonistes de La peste (1947).

Comme chez Camus, la mort d’une âme innocente traduit le positionnement moral de Langevin face à l’injustice qui met à mal la dignité humaine. Et sa conscience aiguë des inégalités entre ses concitoyens apparente le docteur Dubois à son cousin algérien, le docteur Rieux, emblématique héros camusien.

*****

Évidemment, à l’instar de l’épidémie qui assiège Oran dans La peste, la poussière d’amiante omniprésente à Macklin n’est pas la seule source de toxicité à affecter les personnages de Langevin. Dès les premières pages du roman, un drame de coeur se joue. « Madeleine marchait vers son destin en n’ayant pas l’air de trop y croire », observe-t-il. « Elle [est venue] avec moi dans une petite ville minière où elle ne connaissait personne et cela lui plaisait parce que l’inconnu la trouvait toujours disponible. »

Cette disponibilité à l’endroit de l’inconnu débouche sur la dérive que l’on imagine, Alain Dubois l’apprendra à son grand dam de la bouche de Kouri, le restaurateur syrien dont l’établissement compte parmi les décors de la tragédie en cours. Peu après avoir été reçu médecin, Dubois avait épousé Madeleine sans trop la connaître ; et voilà qu’après trois mois de mariage, leur union se met à déraper. Il l’aime profondément, sans pour autant savoir la déchiffrer. « Je n’ai jamais trouvé vulgaire ce goût qu’a Madeleine pour la romance. Je ne comprends pas que ce goût soit si vif, comme je ne comprends pas son exaltation au cinéma. Mais elle y met une telle spontanéité que je crois que cela correspond à quelque chose d’intérieur chez elle. »

Oiseau libre, volontiers farouche, éprise d’absolu, Madeleine flirte au vu et au su de tous avec certains des ouvriers qui fréquentent le restaurant de Kouri. Elle va manifestement plus loin que le simple flirt. Sa liaison avec un bellâtre dénommé Richard Hétu, camionneur de son état, attise les cancans, presque autant que l’inaction du cocu et son incapacité à imposer une fin à ce désolant spectacle qui le déshonore aux yeux de ses concitoyens.

Peu enclin au sentimentalisme et aux débordements, Dubois rêvait d’un quotidien plus paisible. « Au début, il y avait le bonheur, l’inconscience. […] La médiocrité. Peut-être. Mais le bonheur peut-il avoir une autre qualité que celle-là ? Oh ! Madeleine, que ne sommes-nous demeurés médiocres, loin l’un de l’autre dans le même lit sans le savoir ! Les enfants seraient venus quand même et, avec eux, un foyer, un peu grisâtre, mal assuré, mais qui se serait affermi peu à peu d’habitudes et d’acceptations. C’eût été la vie, Madeleine, chaude et pacifiante, sans exaltation, mais sans danger aussi. »

Mais l’existence n’a que faire des attentes du héros. Sourd aux belles âmes de la bourgeoisie macklinoise et au curé du patelin qui lui enjoignent de mettre un terme au scandale, il fait bientôt fi de sa colère initiale pour plutôt tenter d’aider Madeleine, qu’il ne se résout pas à blâmer. Pourquoi diable lui reste-t-il loyal tout en la sachant infidèle ? On comprend que Dubois garde espoir en quelque chose de plus élevé que la félicité conjugale, de plus pur. « Peut-être reviendra-t-elle, nous nous parlerons. Le langage a encore des possibilités. Nous expliquer. Quand on met des mots sur les choses, elles s’édulcorent un peu, elles deviennent plus familières et, peut-être, s’abolissent à la fin. »

Contre son gré peut-être, Alain Dubois consent à ce que sa femme et l’amant de celle-ci se rencontrent sous son toit. Celui qui d’abord s’était senti veule, vide, voire désespéré, se découvre une force inédite, née de la lucidité : « Ce doit être cela la maturité, sentir ses chaînes tout à coup et les accepter parce que fermer les yeux ne les abolit pas. » Pour le curé, c’en est trop ! Bientôt, la ville entière se ligue contre le médecin complaisant et plus aucun client ne fréquente son cabinet. Et outré par le refus obstiné de Dubois de faire un homme de lui, le curé se tourne vers Hétu et l’oblige à renouer avec la fille qu’il fréquentait avant l’installation des Dubois en ville ; il le contraint même à s’engager à épouser celle-ci.

Blessée au coeur et à l’orgueil, inconsolable, Madeleine dérobe une arme à feu à Kouri, se rend chez son amant, lui tire dessus. Hétu s’en sort avec une légère blessure, mais Madeleine connaît une fin tragique.

Quant à Alain Dubois, que tout Macklin condamne, il prend une décision étonnante et pourtant tout à fait dans la logique de son personnage. « Je resterai. Je resterai, contre toute la ville. Je les forcerai à m’aimer. La pitié qui m’a si mal réussi avec Madeleine, je les en inonderai. J’ai un beau métier où la pitié peut sourdre sans cesse sans qu’on l’appelle. Je continue mon combat. Dieu et moi, nous ne sommes pas quittes encore. Et peut-être avons-nous les mêmes armes : l’amour et la pitié. Mais moi je travaille à l’échelon de l’homme. Je ne brasse pas des mondes et des espèces. Je panse des hommes. Forcément, nous n’avons pas le même point de vue. En les aimant eux, c’est Madeleine que j’aime encore. S’ils lui ont donné raison, c’est qu’ils la reconnaissaient pour leur. »

*****

Ce n’est certes pas par hasard que j’ai évoqué Bernanos et Camus : il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’auteur de Poussière sur la ville marche dans leur sillage avec ce livre comme avec ses autres, notamment l’excellent Évadé de la nuit, qui l’a précédé de deux ans.

Comme Robert Élie et quelques autres de leurs contemporains, André Langevin fait écho au courant existentialiste, athée ou pas, en vogue dans le roman français d’alors. Certains esprits chagrins le lui auront injustement reproché à l’époque. Après relecture de Poussière sur la ville aujourd’hui, j’ose donner tort à ces détracteurs, convaincu que ce roman au ton grave mais jamais lugubre mérite toujours de figurer au palmarès des oeuvres essentielles des lettres d’ici.

Poussière sur la ville

André Langevin, première édition 1953 ; réédition du Boréal, Montréal, 2014, 236 pages

À voir en vidéo