La neige, nuisance au Québec, or blanc ailleurs dans le monde

Au Québec, où l’hiver est aussi inéluctable que la mort et l’impôt, les villes déneigent à grands frais des quantités astronomiques de flocons, qu’elles abandonnent aussitôt dans les égouts ou dans les dépôts municipaux. La neige, administrée en nuisance sous nos latitudes, est plutôt perçue comme une ressource ailleurs dans le monde, capable de climatiser des aéroports en Norvège ou des hôpitaux en Suède — et même de produire de l’électricité au Japon. Tour d’horizon de différentes initiatives qui pourraient aider le Québec à valoriser son or blanc.
« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver… » chantait Gilles Vigneault. Les chiffres donnent raison au poète : bon an mal an, Montréal et Québec mis ensemble charroient plus de 20 millions de mètres cubes de neige. Le ballet des déneigeuses a de quoi impressionner : leur chorégraphie demande plusieurs centaines de milliers de voyages de camions et coûtera à ces deux villes plus de 300 millions de dollars en 2025.
Cette neige ramassée, qui représente, seulement à Montréal, dix stades olympiques remplis à ras la toiture, échoue dans les décharges jusqu’à devenir d’immenses pics noircis condamnés à fondre sous le soleil estival. Voici un premier paradoxe dans notre gestion de la neige : d’un côté, les villes se débarrassent avec zèle, en hiver, de cette réserve de fraîcheur gratuite pour s’inquiéter des dangers de la chaleur une fois l’été revenu.
« Nous avons une longue tradition, au Québec, de découper des blocs de glace dans le Saint-Laurent et dans la rivière des Prairies pour les entreposer en vue de conserver une source de fraîcheur dans les maisons pendant les mois plus chauds, explique Patrick Evans, directeur depuis 2014 du Laboratoire de design nordique N360 de l’UQAM. Tout enfant et tout adulte avec une âme d’enfant peut rêver du potentiel que représentent les 12 millions de mètres cubes de neige déneigés chaque hiver à Montréal ! »
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Climatiser des aéroports et des hôpitaux
La Scandinavie et le Japon ont adapté aux temps modernes l’idée centenaire des blocs de glace québécois. Depuis 2010, l’aéroport d’Hokkaido, au Japon, refroidit ses terminaux grâce à la neige qui tombe en abondance sur la région, une initiative qui a permis de réduire ses émissions de CO2 de 2100 tonnes chaque année.

La Norvège lui a emboîté le pas en 2017 quand l’aéroport d’Oslo a commencé à climatiser un terminal dont la superficie atteint 120 000 m2, soit 75 patinoires de hockey nord-américaines, uniquement avec un amas de neige entreposé dans un trou et recouvert de copeaux de bois pour le protéger du soleil.
La Suède, près de 20 ans avant la Norvège, avait utilisé la même « technologie » pour climatiser son hôpital de Sundsvall. La consommation d’énergie annuelle nécessaire au refroidissement de l’établissement de santé d’une superficie de 160 000 m2 s’élevait à 900 MWh avant le recours à la neige. Depuis, la climatisation n’en demande que 65 MWh, essentiellement pour l’activation des pompes.
« Chaque fois, le principe est hypersimple, souligne Patrick Evans. Il y a un trou avec des tuyaux remplis de glycol pour éviter qu’ils gèlent. Le trou se remplit de neige, puis une pompe pousse l’eau de fonte et cette solution froide de glycol circule jusqu’à un bâtiment voisin où l’énergie de refroidissement peut être utilisée. Ça devient un échangeur de chaleur qui va refroidir n’importe quel bâtiment, quartier, aéroport, peu importe. L’air chaud revient ensuite dans le dépôt à neige pour participer à la fonte de la neige. »
Une solution à la demande croissante de l’air climatisé
Snow Bank, une proposition soumise par trois étudiants de Harvard dans le cadre de leur cours d’architecture paysagère, proposait en 2020 de créer un réseau de dépôts à neige miniatures, intégrés dans le paysage de Boston, pour utiliser leur fraîcheur en été. Une sorte d’« acupuncture urbaine », comme le disait joliment l’équipe, capable de faire baisser le mercure à l’échelle de quartiers en période estivale.

En 2015, une thèse présentée à l’Université de la Colombie-Britannique estimait qu’un dépôt de neige grand comme un terrain de jeu suffisait à refroidir entre 200 et 300 maisons canadiennes pendant l’été. L’idée, qui a le potentiel de faire fondre les coûts associés à la climatisation mécanique, ne s’est jamais propagée à grande échelle.
« C’est très étonnant qu’au Québec, nous n’explorions pas davantage cette solution, estime Patrick Evans. Ce n’est peut-être pas étranger au fait que nous avons l’électricité la moins chère du continent et que nous considérons que cette électricité est propre. »
L’énergie nécessaire à la climatisation des maisons canadiennes a presque triplé en 20 ans, passant de 13 pétajoules en 2000 à 36 pétajoules en 2020, note Ressources naturelles Canada. Un pétajoule, rappelle Statistique Canada, « équivaut approximativement à la quantité d’énergie nécessaire pour faire fonctionner le réseau de métro de Montréal pendant une année complète ».
L’Agence internationale de l’énergie, de son côté, s’inquiète du fait que, d’ici 25 ans, 66 % des maisons dans le monde auront l’air climatisé. À ce rythme, la demande énergétique de la seule climatisation triplera à l’horizon 2050 pour équivaloir à l’énergie consommée présentement par l’Inde et la Chine.
La neige, un potentiel semblable au solaire
Jamais à court d’inventions, le Japon a développé, dans les laboratoires de l’Université d’électro-communication de Tokyo, une manière de produire de l’électricité à partir de la neige. Le système conçu par l’ingénieur mécanique Koji Enoki repose sur la rencontre entre un courant d’air froid issu d’un amoncellement de neige et un courant d’air chaud tiré d’une source extérieure. Le choc des deux crée une convection thermique capable d’activer une turbine.

La méthode, mise à l’essai en 2023 dans la ville d’Aomori, une des plus neigeuses du monde, a déjà fait ses preuves. Le quotidien The Mainichi rapportait il y a un an qu’une station de ski de la région d’Hokkaido, au Japon, avait réussi à générer 1200 watts grâce à un prototype inspiré par la technologie conçue par l’équipe de Koji Enoki. Les chercheurs croient même que la neige recèle un potentiel semblable au solaire pour fabriquer de l’électricité.
« Pour le moment, nous n’avons aucune étude en cours sur ce mode de production dans nos équipes de veille technologique », écrit Hydro-Québec au Devoir.
« L’utilisation de la neige pour des fins de refroidissement est une idée qui fait progressivement son chemin au Québec et pourrait être envisagée par plusieurs organisations dans le futur », conclut la société d’État, notant que la climatisation représente environ 5 % de la consommation annuelle d’électricité du Québec.
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Une version précédente de ce texte a été modifiée après publication afin d’y ajouter des précisions.