Moratoire sur l’avenir

Cela fait sept ans que je vis au Québec. Sept ans, et pourtant, chaque fois que je pose un pied dehors, que je traverse une rue de Montréal ou que je sens l’odeur des érables au début de l’automne, c’est comme si c’était encore la première fois. Montréal m’a happé dès ma première visite, il y a des années, comme si la ville me murmurait de rester. Un appel silencieux, inexplicable.
Je me suis laissé entraîner, fasciné par ce lieu à la fois familier et lointain. J’ai découvert cette ville, cette province, sa langue qui m’était familière et pourtant différente, ses voix singulières, ses artistes, ses mots — des mots que je me suis mis à lire, à écouter, à entonner parfois en secret. Une culture que j’ai voulu comprendre, habiter, qui m’a poussé, lentement mais sûrement, à franchir l’océan pour m’y installer. Et puis, un jour, sans que je m’en rende vraiment compte, l’idée a germé : et si je m’installais ici pour de bon ?
Je me suis endetté, j’ai pris des risques, convaincu que cet investissement en valait la peine, certain qu’ici, au Québec, mes compétences auraient un avenir. Dans mon domaine de recherche — les sciences des religions —, je savais que j’aurais plus d’opportunités ici qu’en France. Et peu à peu, j’ai construit une vie, tissé des liens, forgé des amitiés qui sont devenues des repères. Montréal a fini par devenir un chez-moi, et chaque coin de rue, chaque café, chaque parc est devenu le théâtre de mes propres souvenirs.
Pendant des années, j’ai travaillé sur une thèse, un sujet complexe, sur l’homosexualité dans l’Église catholique au Québec. Un sujet chargé, oui, mais c’est ce qui m’a motivé. Comprendre, explorer, disséquer l’histoire de cette société qui m’a accueilli, fouiller dans les récits et les non-dits. J’ai passé des nuits entières à lire, à chercher le détail juste, le mot qui exprimerait au mieux ce que je voulais dire. Le jour où j’ai commencé à écrire, j’ai su que j’étais ici pour de bon.
Et aujourd’hui, alors que j’arrive enfin au bout, que je suis prêt à déposer cette thèse, un rêve que j’ai nourri durant ces années me glisse des doigts. Le gouvernement annonce un moratoire sur le Programme de l’expérience québécoise. La résidence permanente, ce statut qui me permettrait de m’ancrer ici pour de vrai, m’échappe soudain. Tout semble s’effondrer. Je lis la nouvelle, l’absurdité de la décision me frappe : toutes ces années d’investissement, de travail, cette vie que j’ai construite ici, balayées comme un simple chiffre dans une statistique, sans le moindre égard pour les gens que nous sommes.
Comment expliquer ce sentiment de trahison ? Comment justifier que des personnes, des étudiants et des étudiantes comme moi, qui ont vécu ici, qui se sont endettées, ont investi dans ce Québec qu’ils aiment, qui ont choisi d’en faire leur foyer, soient soudain privés d’avenir ? Cette terre est devenue mienne, chaque instant passé ici m’a fait l’aimer davantage, et je n’ai pas l’envie ni même la force de repartir. J’ai ici une vie, des souvenirs, des projets.
Ce rêve d’avenir au Québec, je l’ai porté en moi, je l’ai construit pierre par pierre, pour aujourd’hui me retrouver face à une décision qui me laisse dévasté. L’espoir, c’était la promesse que cette terre que j’ai choisie me permettrait d’y rester. Mais il semble que nous soyons des invités qu’on peut congédier d’un coup, sans un mot d’explication.
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