«Monstres»: dans le cauchemar des enfants de la DPJ

La pièce «Monstres» de Marie-Ève Bélanger, présentée au théâtre Denise-Pelletier du 21 janvier au 8 février 2025 Maxime Paré Fortin
Photo: La pièce «Monstres» de Marie-Ève Bélanger, présentée au théâtre Denise-Pelletier du 21 janvier au 8 février 2025 Maxime Paré Fortin

Les Créations Unuknu, après le savoureux Agamemnon in the ring, embrassent un univers radicalement différent. Sans excès de pathos, la compagnie s’intéresse à un thème pourtant déchirant, soit la prise en charge d’enfants et d’adolescents par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) à la suite de maltraitances. L’autrice Marie-Ève Bélanger et la metteuse en scène Marie-Andrée Lemieux, qui ont chacune épaulé l’autre dans leurs fonctions respectives, ont su saisir la complexité de ce sujet, l’aborder sous plusieurs angles.

Deux histoires se déploient d’ailleurs sur scène en alternance. Il y a celle d’une transfuge de classe (convaincante Caroline Bélanger) qui, après avoir été adoptée, a rompu avec son milieu d’origine, fait des études et rédigé un livre relatant l’itinéraire de sa guérison. Au cours d’une conférence devant un auditoire dont le rôle est tenu par le public de la salle Fred-Barry, elle sera toutefois interpellée par un spectateur qui la confrontera quant à ce qu’escamote ce récit de triomphe au parfum fallacieusement idyllique.

L’autre personnage principal, une jeune fille nommée Moineau négligée par un père alcoolique et une mère nullement outillée pour s’occuper d’un enfant, sera déracinée de son foyer, confiée successivement à deux familles, accueillie dans un centre jeunesse, puis laissée à elle-même et à son désœuvrement. La spirale inexorable de son mal-être, finement traduite par une dramaturgie d’une grande richesse et fort brillamment livrée par Laura Côté-Bilodeau, trouble viscéralement.

Photo: Maxime Paré Fortin La pièce «Monstres», de Marie-Ève Bélanger

Ces deux récits sont ponctués de témoignages audio de jeunes adultes membres du comité consultatif ayant assisté les créatrices, le Collectif Ex-placé DPJ, à qui est demandé ce qu’évoquent pour eux certains termes tels « amour », « peur », « famille ». La franchise sobre, la candeur lucide de ces prises de parole désarment. Sera notamment mentionnée la possibilité de reconnaître un « câlin d’abandon ».

Bélanger et Lemieux évitent l’écueil d’une charge monolithique contre le système en place, bien que l’implacable rigueur des protocoles à respecter aveuglément de même que la forte similitude entre la structure des centres jeunesse et celle des établissements pénitentiaires pour adultes s’y voient dénoncées.

S’il émerge une imperfection au sein de cette œuvre subtile, saisissante et signifiante, elle se trouve sans doute dans l’excès de zèle qui grève à l’occasion la mise en scène. Son dynamisme est certes à saluer, qu’il s’agisse de l’abolition épisodique du quatrième mur, des déplacements habilement chorégraphiés, de la reconfiguration fluide du dispositif scénographique (deux fragments de maison réversibles, savamment élaborés par Francis Farley-Lemieux, représentant d’un côté un habitat coquet, de l’autre, un taudis). Néanmoins, certains passages au comique très appuyé constituent de fâcheuses ruptures de ton.

Photo: Maxime Paré Fortin La pièce «Monstres», de Marie-Ève Bélanger

Il est compréhensible que l’on ait voulu désamorcer la teneur dramatique du propos et le caractère sombre — jusqu’à en être glauque, voire sordide par moments — de certaines scènes, mais le dosage apparaît, hélas !, maladroit. Par exemple, si l’idée de faire s’exprimer une des familles d’accueil dans une langue inventée pour illustrer à quel point le monde dans lequel est parachutée Moineau lui est étranger s’avère une belle trouvaille, le tableau s’étire indûment et la loufoquerie de ce charabia se superpose à des costumes fantasques dont le camaïeu de rose s’étend même aux perruques. Il y a certainement surenchère.

En revanche, on restera irrévocablement marqué par la scène à la fois fascinante et cauchemardesque impliquant un prédateur d’âmes esseulées et ses dantesques sbires. Ici, la fantaisie de la mise en scène, qui n’est pas sans rappeler l’univers stylistique du réalisateur Tim Burton, vise juste et glace le sang. Heureusement que l’on entend ensuite, avant l’épilogue, les jeunes s’exprimer sur ce que signifie à leurs yeux le mot « espoir ».

Monstres [mɔ̃stʀ]

Texte : Marie-Ève Bélanger, en collaboration avec Marie-Andrée Lemieux. Mise en scène : Marie-Andrée Lemieux, en collaboration avec Marie-Ève Bélanger. Une production des Créations Unuknu présentée à la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 8 février.

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