Miro Larocque ramène les mots du côté du vivant

« Je n’ai qu’un objectif avec l’écriture. Convaincre l’humanité de transformer la terre en grand jardin d’amour. Lui redonner sa forme initiale. » Constance, la narratrice de Vingt-six petits soldats sans âme, affirme ainsi que l’écriture n’est pas une activité triviale, c’est plutôt l’activité fondamentale qui doit rendre aux êtres humains la vie telle qu’elle était, ou devrait être. Le deuxième roman de Miro Larocque, après Chouchou publié en 2022, met en scène une adolescente dont le mal de vivre n’a d’égal que sa plume enflammée.
Vingt-six petits soldats sans âme est un roman aux accents ducharmiens, notamment dans la posture de sa narratrice, qui doit beaucoup à la Bérénice de L’avalée des avalés, mais aussi dans un goût certain pour le travail formel et le jeu avec les codes de la langue française, explique l’auteur. « Je ne veux pas complètement détruire la syntaxe, mais je prends plaisir à avoir une syntaxe non académique. Je sais qu’il faut apprendre les règles de la syntaxe et de la grammaire, mais depuis l’adolescence il y a une petite voix au fond de ma tête qui me dit qu’un jour, je pourrai écrire complètement comme j’en ai envie. C’est ce que j’ai essayé de faire ici. »
Cette envie prend dans le roman la forme d’une écriture hachurée où le seul signe de ponctuation est le point, qui survient parfois au milieu d’une phrase, créant à tous moments des ruptures syntaxiques et des interruptions. « Je voulais que ça donne l’impression de la pensée inaboutie. La phrase ou l’idée n’est jamais terminée, on est toujours en train de compléter ce qui venait avant, ce qui retarde l’arrivée du point final. Ça reflète aussi la manière dont Constance réfléchit, elle qui vit avec un éternel carnaval d’idées dans sa tête », explique Larocque. Ainsi, le lecteur est invité dès les premières lignes à suivre les pensées de Constance en temps réel pour embarquer dans son souffle long de pensées incessantes et jamais complètement arrêtées.
Écrire pour survivre
Si les idées de Constance s’embrouillent, c’est en partie parce que son parcours n’a rien d’un fleuve tranquille. Celle qui étudie à « l’usine » et qui répudie les maîtres (« Je ressens une haine sans fin envers les maîtres. Ces grands esprits ridicules et amers aux propos insipides. Tous les maîtres devraient être jugés pour crime contre l’humanité », dira-t-elle) est néanmoins amoureuse de Homard, son professeur du cours « Écriture et mots ». Avec lui, elle travaille sur un manuscrit dont il garde jalousement les pages, point de départ d’une relation toxique, perverse et malsaine dont la narratrice fait constamment les frais.

Envers et contre tous, Constance écrit. C’est que l’écriture, les mots, voire les lettres (les « vingt-six petits soldats sans âme » du titre) ont été dépouillés de leur sens premier, auquel Constance veut revenir. Pour elle, faire advenir son « grand jardin d’amour » passe par le fait de faire « saigner » les lettres et les mots « dans le cœur des gens ». Pour Miro Larocque, à l’image de sa narratrice, c’est toute la place et tout le pouvoir des mots qui sont mis à mal dans notre société. « On vit dans un monde académique et j’ai l’impression que les mots ont pris une dimension beige. Les mots ne sont pas seulement un outil de communication, c’est aussi la base de notre tissu social. Je trouve ça dommage que, dans la sphère publique, les mots aient pris une tournure où ils ne servent qu’à s’obstiner. Pour Constance, il faut trouver une manière de ramener les mots du côté du vivant, du souffle, de la respiration, en les sortant de leur sens commun pour qu’ils fassent partie de nous au lieu de contribuer à créer de la parole vide de sens. »
À travers le récit de Constance, Miro Larocque réfléchit au pouvoir du langage et de l’écriture. « J’aime beaucoup parler d’écriture, des mots. Quand on parle d’écriture, on parle de tout en fait, ça se love dans tous les thèmes. J’avais envie de donner cette activité à Constance parce que j’aime les gens qui écrivent. Il y a quelque chose de libre chez les gens qui écrivent. »
Activité par définition contre-productive, dans le sens où on rompt avec la logique de productivité qui régit le monde actuel, l’écriture permet d’échapper au moins temporairement aux contraintes du monde matériel. « C’est aussi un geste de survie, l’écriture. Le rapport aux mots de Constance, c’est ce qui lui permet d’exprimer sa lucidité. Constance se décrit elle-même comme une “pulsion de mort accablée par la fureur de vivre”. Sans les mots, c’est le néant, il n’y a plus rien », explique l’auteur.
Vivre les contradictions
Grand admirateur de l’œuvre de Réjean Ducharme (« c’est l’auteur qui m’a donné le droit d’écrire ce que j’avais envie d’écrire, j’admire sa liberté », explique-t-il rapidement), Miro Larocque s’inspire aussi de l’œuvre de Nancy Huston (une citation de l’essai L’espèce fabulatrice est d’ailleurs placée en exergue du roman) ou du rappeur français Hyacinthe, dont l’univers et la voix sont fondateurs pour lui. Ce mélange des tons et des références transparaît aussi dans le roman, qui brouille les pistes.
La liberté que s’est donnée Larocque dans l’écriture de Vingt-six petits soldats sans âme crée un récit parfois onirique dans lequel les rêves, les désirs et les fantasmes se mélangent avec le réel, le tout ancré dans un lieu géographique non identifiable, où les palmiers et les orangers côtoient les oignons frits du restaurant Qualité Qualité Qualité où travaille Constance avec le « Gaillard », seule présence masculine positive dans sa vie. Un peu comme chez Réjean Ducharme, les adultes sont une présence ambiguë dans la vie de Constance.

En contrepartie, Constance trouve surtout sa force dans sa relation avec sa meilleure amie, Rachel, dont la santé décline à une vitesse fulgurante. C’est dans la représentation de l’amitié que Miro Larocque revendique le plus sa filiation avec Ducharme. « Ce qui me bouleverse toujours dans son œuvre, ce sont les amitiés. Que les personnages soient amis, amants, frères ou sœurs, il n’y a jamais rien de banal, ils s’aiment autant qu’ils se détestent. J’aime les relations sans compromis, à la vie à la mort, qui se construisent autant dans l’amour que dans la haine. »
En résulte une œuvre parfois perturbante, notamment par les contradictions que Constance porte en elle et qu’elle assume fièrement, du haut de son adolescence frondeuse. « Je voulais un roman tout en contradictions dans les intentions, dans les pensées, dans les actions. Il y a quelque chose de très beau dans les contradictions chez les gens. C’est ce qui nous tient en équilibre dans la vie. » Les failles visibles chez Constance sont autant de manières de créer une relation de proximité entre elle et le lecteur, espère Larocque. « Pour moi, Constance, c’est quelqu’un à qui on pourrait tout dire. Elle est intense, mais les gens qui assument leurs émotions avec sincérité, je trouve ça beau et je crois que ça nous met en confiance. »