En marge avec Michaëlle Sergile

L’artiste Michaëlle Sergile à la Fonderie Darling, où elle est actuellement en résidence.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L’artiste Michaëlle Sergile à la Fonderie Darling, où elle est actuellement en résidence.

Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît chaque fin de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs œuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.

Pour Virginia Woolf, « anonyme » était souvent une femme. Pour Michaëlle Sergile aussi. C’est du moins le constat que l’artiste et commissaire indépendante a officiellement pu dresser dans le cadre du programme Artiste en résidence du Musée McCord Stewart, qui a donné lieu à l’exposition À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, à l’affiche jusqu’au 26 janvier.

« En faisant des recherches dans les collections du musée, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de photographies de femmes noires, mais aucune, sauf une, n’était nommée, contrairement aux hommes sur les mêmes clichés », se souvient-elle. Cette carte blanche devient ainsi une occasion de redonner un sens à ces vies que l’histoire a invisibilisées, que les archives continuent de violenter, un siècle plus tard encore. « J’étais un peu face à un mur parce qu’il n’y avait pas nécessairement d’information sur ces femmes-là, mais en créant une ligne du temps, en créant des tissages, on peut se demander qui elles sont et les replacer dans un contexte social et politique. » Une sorte de réparation, selon elle.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Une vue de l’espace de création de Michaëlle Sergile à la Fonderie Darling

Parce qu’au cours de l’histoire, ces omissions ont été, et restent, nombreuses, l’artiste représentée par la galerie Hugues Charbonneau estime en effet qu’on ne parlera jamais assez des femmes. « C’est un exemple assez clair du manque de reconnaissance, et avec À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, je voulais m’adresser à elles », explique Michaëlle Sergile. Un peu à la manière d’une correspondance, où expéditeurs et destinataires sont expressément identifiés. « Je m’intéresse aux communautés en marge et je trouve qu’en général, les femmes le sont encore, malgré les pas en avant, donc j’avais envie de mettre l’accent sur elles », souligne-t-elle.

Pour aborder ces histoires trop longtemps reléguées au second plan, Michaëlle Sergile s’est tournée vers un média qui l’est tout autant, le tissage, souvent considéré comme de l’artisanat, qu’elle a appris sur un coin de table avec une amie et parfait sur un métier Jacquard pendant ses études à Concordia. « Je trouve qu’il y a beaucoup de liens entre les mots qu’on utilise quand on parle de textile et d’identité », ajoute-t-elle. Texte/textile. Tissu social. Métissage. La liste est sans fin. « Ça devenait intéressant de jouer littéralement avec eux pour créer quelque chose de physique. Ça a ouvert une porte vers le tissage », affirme l’artiste, par ailleurs férue de psychologie et de sociologie, deux disciplines qui ont ponctué son parcours universitaire alors dirigé vers l’art-thérapie.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pour aborder les histoires des femmes trop longtemps reléguées au second plan, Michaëlle Sergile s’est tournée vers un média qui l’est tout autant, le tissage.

C’est à ce propos une lecture du penseur anticolonialiste Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, qui a inspiré à Michaëlle Sergile l’une de ses toutes premières pièces, baptisée en son honneur et qui repose désormais au Musée national des beaux-arts du Québec. « C’était un leap of faith [un acte de foi]. On ne voyait pas le tissage comme du grand art à l’époque », mentionne celle qui a inventé son propre code basé sur l’ouvrage du Martiniquais pour créer cette série de tissages. De fait, chaque fil horizontal représente une phrase du livre et, en fonction de ce qui est écrit, celui-ci devient plus large — par exemple, si Frantz Fanon dit quelque chose de, selon elle, non inclusif. « Une personne qu’on qualifie de non inclusive, elle va prendre énormément de place, alors qu’une personne qui est inclusive, beaucoup moins, parce qu’elle comprend qu’il y a de multiples identités autour d’elle et c’est à partir de cette idée que j’ai eu envie de jouer avec la densité, l’épaisseur des fils », se rappelle l’artiste.

De fil en aiguille

Michaëlle Sergile, vous considérez-vous donc comme une activiste ? La question lui a plusieurs fois été adressée dans les dernières années. « Ça me met mal à l’aise parce que je n’ai jamais voulu occuper une position de leader… Quand je commence une œuvre, c’est que je me pose une question et je me dis que je vais essayer d’y répondre en travaillant sur quelque chose de précis », confie-t-elle. Une telle remarque l’a en outre poussée à se pencher sur les textes de l’écrivain new-yorkais James Baldwin, omniprésent dans l’exposition Gesture: Body Movements and Political Discourses, présentée à Montréal, à Laval et à Toronto depuis 2020, et de sa compatriote, la poétesse Maya Angelou, mettant en lumière son rapport aux communautés noires. « Je fais confiance aux choses, qui m’amènent toujours quelque part et sont aussi connectées les unes entre elles », admet la Montréalaise.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Dans l’espace de création de l’artiste montréalaise Michaëlle Sergile

Quand on l’a invitée l’été dernier à participer à Black Summer ’91 à la Fonderie Darling, où elle est actuellement en résidence, Michaëlle Sergile y a vu l’occasion d’évoquer le rôle des femmes de sa famille, « les premières à avoir migré au Québec » depuis Haïti et sans qui elle ne serait pas ici aujourd’hui. « Je trouvais que c’était pertinent de raconter leur histoire, car il y a quelque chose de beau aussi quand on offre la possibilité au public de s’identifier », signale l’artiste.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Michaëlle Sergile a étendu sa pratique en explorant la fabrication de structures en bois.

Plus encore, son œuvre Lè m sot Ayiti lui a permis d’étendre sa pratique en explorant la fabrication de structures en bois. « Il y a la possibilité que ce soit non seulement un support, mais que ça s’inscrive également dans l’histoire, que ça lui donne du mouvement dans un espace où les gens peuvent circuler et voir tous les côtés d’un tissage, parce qu’il y a tellement de détails sur l’envers », mentionne Michaëlle Sergile. Des structures qui deviennent aujourd’hui des sculptures aux allures de claustras et lui rappellent tant Haïti que l’idée même d’un tissage, « avec du bois qui donne l’impression d’être entrelacé ». Quant aux thèmes qu’elle privilégie en cette nouvelle année, il y a notamment les théories du glitch. « Comment est-ce que je peux envisager ma compréhension de ces époques et des histoires de ma famille en brouillant un petit peu toutes les pistes ensemble ? » Et les femmes ne sont jamais bien loin.

À voir en vidéo