Le malaise canadien

Si, en ce début de 2025, l’ère politique de Justin Trudeau semble tirer à sa fin, l’heure est au bilan de celui qui a commencé son règne en qualifiant le Canada de « premier État postnational ». Ce qualificatif avait certes fait sourciller beaucoup de Canadiens à l’époque. Mais M. Trudeau y voyait un compliment. Puisque le Canada n’avait « pas d’identité fondamentale », il n’était pas sous l’emprise des nationalismes qui avaient mené à la montée de l’intolérance et à des conflits ailleurs. Son Canada était au-dessus de tout ça.

Or, plus de neuf ans plus tard, le Canada postnational de M. Trudeau est encore moins le pays de ses rêves qu’il ne l’était au moment de son arrivée au pouvoir. L’humeur générale des Canadiens a rarement été si rancunière, ou si peu généreuse. Selon un sondage mené par l’institut Angus Reid et publié à la mi-décembre, la proportion des gens qui se disent « très fiers » d’être Canadiens s’est réduite de moitié en 30 ans, passant de 71 % en 1994 à 34 % en 2024. La descente a commencé avant l’arrivée au pouvoir de M. Trudeau, mais elle s’est accélérée depuis son élection.

Si une majorité des répondants de toutes les régions, à l’exception du Québec, se disent encore être « fiers », « très fiers » ou « plutôt fiers » d’être Canadiens, c’est grâce aux plus vieux citoyens. Les 55 ans et plus restent plus fiers d’être Canadiens que leurs compatriotes plus jeunes. Chez ceux âgés de 18 à 34 ans, le sentiment de fierté est en chute libre depuis 2016, passant de 72 % à 48 % parmi les hommes dans cette catégorie et de 70 % à 41 % parmi les femmes dans la même tranche d’âge.

Certes, l’insécurité économique y est pour quelque chose. Le sondage révèle une forte corrélation entre le sentiment de fierté des Canadiens et leur niveau de revenu ; ceux qui gagnent moins de 25 000 $ par année sont beaucoup moins fiers d’être Canadiens que ceux qui gagnent au-delà de 200 000 $. Or, en général, les jeunes gagnent généralement moins d’argent et subissent davantage les contrecoups des crises du logement et du coût de la vie qui frappent le Canada depuis les dernières années.

Il n’empêche que le Canada a connu des crises économiques bien pires depuis 30 ans sans que le sentiment de fierté que ressentent ses citoyens soit affecté pour autant. Le malaise canadien en cette fin de règne de M. Trudeau est d’un tout autre ordre.

Aucun premier ministre avant M. Trudeau n’aura autant dénigré l’histoire du Canada. Il a beau avoir voulu améliorer les conditions de vie des personnes autochtones, ses excuses répétées à leur endroit ont engendré un sentiment de honte chez beaucoup de jeunes Canadiens à l’égard des premiers dirigeants du pays.

En 2017, année du 150e anniversaire de la Confédération, M. Trudeau a prononcé un discours devant l’assemblée générale des Nations unies à New York pour souligner la « grande faillite » du Canada dans le traitement de ses peuples autochtones. Selon lui, ils ont été « victimes d’un gouvernement qui a cherché à réécrire leur histoire distincte, à éradiquer leurs langues et leurs cultures en imposant plutôt des traditions et des modes de vie coloniaux ». Il avait même cité Amnistie internationale en qualifiant la violence subie par les femmes autochtones de « crise des droits de la personne ».

Personne n’a pu reprocher à M. Trudeau son désir de corriger les injustices du passé et du présent. Mais en s’attardant sans cesse aux péchés de ses prédécesseurs, tout en passant sous silence leurs efforts pour bâtir un pays plus juste et égalitaire, il a dénaturé notre histoire. Tout comme il l’avait fait en 2021. Interrogé sur les allégations de Meghan Markle concernant le racisme au sein de la famille royale, il avait alors dit : « Il y a beaucoup d’institutions que nous avons en ce pays, dont ce gros édifice de l’autre côté de la rue [du bureau du premier ministre], le parlement, [qui ont été] construites autour d’un système de colonialisme, de discrimination et de racisme systémique. »

Après neuf ans de discours semblables de la part du premier ministre, il n’est guère surprenant que les jeunes Canadiens soient si peu fiers de leur pays et cherchent à déboulonner tous les monuments érigés en l’honneur de John A. Macdonald, s’il en reste encore. Mais si le chef conservateur Pierre Poilievre se porte à la défense de Macdonald, il ne donne pas non plus beaucoup de raisons aux jeunes Canadiens de se sentir fiers de leur pays. En tout cas, ce n’est pas en qualifiant sans cesse le Canada de « brisé » qu’il va réussir à rehausser le sentiment de fierté de ses concitoyens. D’ailleurs, depuis deux ans, toute sa stratégie politique semble consister à miner la fierté et la confiance des Canadiens en leur propre pays.

Les Québécois ont toujours éprouvé des émotions partagées envers le Canada, surtout pour des raisons culturelles. Mais le malaise qui frappe tout le pays actuellement menace l’avenir du Canada bien plus que l’ambivalence des Québécois envers le système fédéral. Le Canada postnational n’a jamais été si mal en point.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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