Des maisons pour oiseaux, un tournant

Sculpture de Marilou Lemmens et Richard Ibghy à Shefford, en Estrie
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Sculpture de Marilou Lemmens et Richard Ibghy à Shefford, en Estrie

Revoir la dernière année en art public, c’est survoler une panoplie d’initiatives, y compris celles d’ordre… privé. Les cinq cas retenus pour ce récapitulatif représentent bien des voies qui permettent à des œuvres de se retrouver dans l’espace public.

De tous les plans, le Programme d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement demeure le plus fécond. En 2024 seulement, 179 œuvres ont été inaugurées partout au Québec, selon le ministère de la Culture et des Communications. C’est ce programme dit du 1 % qui a donné naissance à la proposition la plus inusitée. Simple superlatif ? À vous de juger : Les maisons, de Richard Ibghy et Marilou Lemmens, duo connu pour ses installations fragiles et miniatures, n’est pas tant destinée à nous, ou alors un peu aux enfants de l’école du Zénith (Lab-École de Shefford). Elle vise surtout les martinets ramoneurs, une espèce menacée en raison de la disparition de lieux lui permettant de se reposer ou de se reproduire.

Les briques colorées de deux tours triangulaires hautes de six mètres dessinent des formes ondulées qui rompent avec la grisaille de l’école primaire derrière elles. L’originalité de l’ensemble tient cependant dans ce qui nous est invisible : les ouvertures au sommet et les espaces intérieurs. Rare œuvre fonctionnelle, susceptible d’être adoptée comme gîte sur la route de la migration, Les maisons nous appelle à prendre conscience de la vulnérabilité de la biodiversité.

En pixels et en morceaux de verre

Dix ans après l’inauguration d’une collection d’art liée au transport ferroviaire — celle du train de l’Est —, les premières œuvres du naissant Réseau express métropolitain sont apparues à l’automne. Le voyage que propose une telle structure, ne serait-ce qu’un déplacement quotidien lié au boulot, semble avoir inspiré Chih-Chien Wang, dont l’œuvre photographique en huit panneaux a été installée dans un tunnel de la station Panama.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L’œuvre «Un voyage sans fin au-delà du présent» de Chih-Chien Wang, installée à la station Panama du Réseau express métropolitain

Issue également d’un concours du 1 %, Un voyage sans fin au-delà du présent évoque des allers-retours en avion — ce sont des vues des airs. Le photographe réputé pour la poésie de sa pratique a fusionné plusieurs images, dont des nuages pixélisés et des captures de poussière. Il offre une véritable envolée planante et rêveuse.

S’il faut prendre la voiture pour se rendre à Shefford et le train pour s’arrêter à la station Panama, on doit franchir les limites d’un art dit public (soutenu par des fonds publics) pour découvrir Scentime, de Shary Boyle. Voilà l’œuvre de collection privée, une des six commandées pour le nouveau siège social de la Banque Nationale du Canada.

Installée dans le hall, un espace qui se parcourt librement (aux heures d’ouverture du bâtiment de la rue Saint-Jacques), cette autre sculpture environnementaliste se démarque par sa monumentalité et par la finesse de ses formes, de son iconographie. Elle surprend par son échelle, qui rompt avec les habituelles céramiques de l’artiste et avec le flocon en porcelaine qu’elle reproduit.

Photo: Adil Boukind Le Devoir L’œuvre «Scentime» de Shary Boyle, dans le nouveau siège social de la Banque Nationale, à Montréal

L’objet surdimensionné comporte sur ses côtés, à hauteur des yeux, des scènes de nature peintes à l’aquarelle et transposées en une mosaïque de verre. Avec précision, le programme révèle des espèces en voie de disparition (un escargot, une chauve-souris…) et une flore locale, comme le myosotis ou la renoncule.

Photos peintes, voix écrites

Une fois n’est pas coutume : voici une murale parmi les (trop ?) nombreuses commandées par l’organisme Mu, lui-même soutenu par des partenaires publics. Peinte boulevard De Maisonneuve à l’angle de la rue Mackay, l’œuvre de Rafael Sottolichio, simplement intitulée Hommage à Gabor Szilasi, reproduit, au grain près, deux photographies en noir et blanc de l’artiste honoré. Pas une, deux. Un autoportrait de jeunesse, devant miroir, surplombe une scène d’hiver où une foule se presse devant un bus, image qui aurait été captée dans les environs il y a un demi-siècle.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Une portion de la murale «Hommage à Gabor Szilasi» de Rafael Sottolichio

Celui qui fêtera ses 97 ans en février est une figure incontestable de la photographie au Québec, célèbre pour ses reportages humanistes en milieu rural. La vie urbaine, comme le rappelle la murale, a aussi fait l’objet de son regard. L’hommage de Rafael Sottolichio tient beaucoup dans la reproduction fidèle, hyperréaliste, des photos, y compris de la grande variété de tons gris propres à la neige.

L’autre important bassin d’œuvres à Montréal est celui du Bureau d’art public, responsable de cinq projets inaugurés cette année. Parmi eux, Les diamants irréguliers, de Yann Pocreau, fait écho, à l’autre bout du centre-ville, à la démarche sociale de Gabor Szilasi.

Les trois éléments aux formes accidentées apparus aux abords de l’Université du Québec à Montréal, à l’angle des rues Berri et Sainte-Catherine Est, sont des diamants. Ou des pierres en bronze aussi précieuses que ce qu’elles contiennent, que ce qu’elles honorent : les voix du quartier, les clameurs sourdes, celles qui s’expriment en catimini, à la surface des murs, loin des projecteurs.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La scuplture «Les diamants irréguliers» de Yann Pocreau

L’artiste pousse un peu plus loin son intérêt pour les histoires oubliées ou sous-estimées qu’il avait manifesté avec Leurs effigies (2021), sculpture installée dans le Vieux-Montréal. Ce ne sont plus des fondatrices de Montréal qu’il salue, mais la population marginalisée. Conçue dans la foulée du Programme particulier d’urbanisme du Quartier des spectacles, l’œuvre respire la solidarité et les luttes collectives dont le secteur se fait souvent l’écho. Les inscriptions gravées à déchiffrer patiemment sur la surface des diamants sont une tribune pour ceux et celles qu’ailleurs on chasse, on évite, on ignore. « Ça pourrait être pire », y lit-on, notamment.

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