Lundi bleu
« Tiens, écoute ça, tu te souviens des paroles de cette chanson ? » C’est un jour un peu gris, pas si loin du lundi bleu — le fameux « Blue Monday », jour le plus déprimant de l’année si l’on en croit le mythe inventé il y a 20 ans par une compagnie britannique — et la « toune » que mon ami Louis met dans mon bureau trouve un drôle d’écho.
Joseph Stalin, Malenkov, Nasser and Prokofiev / Rockefeller, Campanella, Communist Bloc / Roy Cohn, Juan Peron, Toscanini, Dacron / Dien Bien Phu falls, “Rock Around the Clock”
Dans We Didn’t Start the Fire, Billy Joel débite une litanie (119) de noms, d’événements, de scandales pour faire valoir que sa génération « n’a pas allumé le feu », celui de la tragédie globale, celui de la guerre froide. Une mélodie discutable selon le compositeur lui-même, mais une chronique redoutable de l’intensité de la guerre froide, entre 1949 et 1989.
Birth control, Ho Chi Minh, Richard Nixon back again / Moonshot, Woodstock, Watergate, punk rock / Begin, Reagan, Palestine, terror on the airline / Ayatollah’s in Iran, Russians in Afghanistan
Maintes fois parodiée dans la période récente, cette chanson a quelque chose de contemporain : elle est diffusée pour la première fois juste avant la chute du mur de Berlin, un peu comme le précurseur d’un séisme géopolitique. C’est peut-être pour cela qu’elle résonne différemment aujourd’hui, alors que le monde vit un changement paradigmatique, une césure dans l’Histoire analogue aux ruptures antérieures récentes, qu’il s’agisse de la chute de l’Union soviétique, du 11 Septembre ou des printemps arabes.
La particularité, c’est que cette recomposition touche non seulement un pilier du système international contemporain, mais aussi le cœur de notre plus proche voisin, dans ce qui représente à la fois un recalibrage de l’équilibre géopolitique global, une redéfinition des normes du système international et un véritable changement de régime à Washington.
Revanche de notre géographie, le Canada est directement en prise avec la réécriture des normes internationales : la remise en cause de la gestion frontalière, de la vision continentale de la défense, la redéfinition des normes de libre-échange, de la notion d’alliés et d’alliances sont évidentes. Le glissement d’un système international à un autre se fait de plus en plus patent, alors que le repli des États sur leurs territoires et derrière leurs lignes frontalières, la contraction de la diplomatie au profit des politiques de défense, la prévalence des revendications et des conquêtes (réelles ou fantasmées) territoriales dans les discours étatiques sont de plus en plus évidents.
Le Canada est également aux premières loges des mutations de la république à Washington. Car c’est ce dont il s’agit. Le « jour 1 » du retour du président républicain va d’ailleurs constituer un bon indicateur de tendance, alors que sa version 2.0 correspond véritablement à un changement du système d’exploitation : nouvelle administration, nouvel iOS, nouveaux bogues. En effet, on ne pourra pas aborder ce mandat comme le précédent. Ils sont prêts. Ils sont loyaux. Il y a un plan. Et une centaine de décrets exécutifs sont prêts pour la signature. La frontière. L’immigration. Les réglementations environnementales. La taxation et la fiscalité. Le renversement de l’ère Biden. Une vision holistique du démantèlement de l’État fédéral.
Face à cette tempête exécutive, submergée par le foisonnement des mesures, l’opposition va se diviser, incapable de s’unir, alors que tous les pans de la société (hormis les oligarques, évidemment) subiront les coups de boutoir d’un président revanchard (en atteste le fait que sa photo officielle imite désormais son cliché d’identité judiciaire). Mal équipée pour faire face à la démultiplication des canaux de désinformation. Car la méthode de l’arrosage intensif a été testée, éprouvée et validée en Hongrie par Orban.
Dans ce contexte, la veulerie du parti républicain, l’aplaventrisme du congrès, la soumission de la Cour suprême, le dépeçage des administrations et des corps de fonctionnaires, l’intimidation des juges et des médias scelleront le sort du système des poids et contrepoids. D’autant plus que, à l’inverse des expériences sud-coréenne, brésilienne et polonaise, les États-Unis ont laissé les aspirations autoritaires s’enraciner dans le système judiciaire qui n’est plus un rempart : le fait que l’autocratie soit en mesure d’instrumentaliser politiquement le droit fonctionne comme un clapet antiretour.
Dans cette perspective, c’est un nouveau régime qui se met en place, et les analyses constitutionnelles et politiques fondées sur l’Histoire fleurent la désuétude : on parle ici de refondation constitutionnelle, similaire à celles qui ont suivi, par exemple, les conflits mondiaux.
Ce lundi 20 janvier 2025 figurera au nombre des cérémonies d’investitures les plus glaciales de l’Histoire qui verra — si on se fie à la liste d’invités — l’extrême droite mondiale caracoler sur le Mall. C’est aussi le « Blue Monday » de cette année 2025.
C’est peut-être le moment de se remémorer l’origine de la chanson de Billy Joel : alors qu’il enregistre l’album Storm Front sur lequel devait figurer cette chanson, Joel discute avec un jeune Sean Lennon. Ce dernier se lamente de voir le monde sombrer dans un désordre irréparable et inédit. Joel rétorque alors que, lui aussi, avait pensé, plus jeune, vivre un chaos incomparable et inéluctable. Devant l’incrédulité de son interlocuteur, Billy Joel avait alors produit ce texte, en forme de testament historique, qui devait devenir un succès commercial… un rappel que même lorsque l’Histoire a pu paraître étouffante, les pires personnages ont fini par s’éclipser, les pires moments par s’étioler, les pires tendances par se renverser.
We didn’t start the fire / It was always burning, since the world’s been turning / We didn’t start the fire / No, we didn’t light it, but we tried to fight it.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.