Les lumières du «Devoir» dans la Grande Noirceur

Alors que le Québec était plongé dans la Grande Noirceur, les lumières du Devoir ont guidé les réflexions de Richard Boivin, jeune étudiant à l’Université Laval. Au fil des décennies, la société a évolué, mais le journal n’a cessé de « nourrir [ses] champs d’intérêt », raconte l’ingénieur à la retraite de 85 ans et arrière-grand-père de Candiac. « Ça fait 70 ans que je lis Le Devoir ! » clame-t-il avec fierté.
L’homme aux cheveux blancs passe devant les vieilles photos des remises de diplômes de ses enfants, qui ornent le corridor de sa maison de banlieue, et pénètre dans son bureau pour l’entrevue. « Pourquoi je vous installe ici plutôt qu’ailleurs dans la maison ? C’est parce que c’est l’histoire de ma fréquentation du Devoir », dit-il avec fierté en pointant un immense diplôme de l’Université Laval attestant — en latin et en chiffres romains — de son parcours en génie civil à la fin des années 1950.
Né au Saguenay d’un père qui travaillait pour les chemins de fer et d’une mère institutrice qui s’est attiré les foudres de la célébrissime Émilie Pronovost pour lui avoir ravi la « prime de l’inspecteur », Richard Boivin a grandi en lisant Le Soleil, L’Action catholique et le Progrès du Saguenay, des journaux pour lesquels sa mère écrivait à titre de correspondante.
C’est en arrivant à l’université — « par la porte d’en arrière », parce qu’il n’avait pas fait son cours classique — qu’il a découvert Le Devoir. « La radio parlait constamment de la guérilla entre Le Devoir et le gouvernement Duplessis. C’étaient des attaques frontales, tout le temps. Je me disais : il n’y a que Le Devoir qui attaque de façon aussi musclée le gouvernement en place. »
Il se souvient de grands scandales révélés par les journalistes du Devoir, mais aussi des revendications pour des réformes sur différents fronts qui vont mener à de grands changements dans la société. « On a appelé ça la Révolution tranquille, mais ces mesures-là étaient réclamées énergiquement par Le Devoir depuis cinq ans au moins », raconte l’octogénaire d’une voix lente et posée, qui donne l’impression d’écouter un professeur.
«Le Devoir» a 115 ans!
Un journal qui dérange
Embauché comme ingénieur pour le projet « Duplessis Dam », qui deviendra le barrage Manic-5, il prenait un malin plaisir à laisser traîner un exemplaire de son journal préféré « bien en évidence » sur son bureau. « J’étais fier de montrer que je m’abreuvais aux idées du Devoir », raconte-t-il, sourire en coin.
« Ce qui m’a valu d’être convoqué par mes patrons, qui m’expliquèrent que cela pouvait déplaire à certains clients importants, proches de l’Union nationale », ajoute-t-il. L’un d’eux, en particulier, « faisait de l’urticaire » quand il voyait Le Devoir.
« On m’assurait que j’avais toute la liberté de lire ce journal, dont ils pensaient beaucoup de bien par ailleurs, mais qu’il fallait être conscient qu’il était perçu comme la véritable opposition au gouvernement en place. On me conseilla de le ranger plus discrètement, à l’avenir, dans un tiroir de mon pupitre. Obligation levée le 22 juin 1960, après l’élection du gouvernement Lesage. »
Depuis 1955, Le Devoir l’a suivi à toutes les étapes de sa vie. En France, où il a poursuivi ses études, il se faisait livrer Le Devoir, qui arrivait par bateau avec trois semaines de retard. Puis c’est un camelot qui s’est chargé de lui apporter son édition quotidienne dans cette maison de Candiac où il a fondé une famille avec sa femme, toujours à ses côtés depuis plus de 60 ans.
Richard Boivin a transmis son amour du Devoir à ses enfants et à ses proches, à qui il envoie régulièrement des articles qui captent son intérêt. Au fil du temps, plusieurs se sont abonnés pour être capables de suivre le flot de ses discussions, affirme-t-il avec fierté.
Conversations « corsées » avec Louis-Gilles Francœur
Il se rappelle notamment l’intérêt d’une de ses filles pour les articles du journaliste spécialisé en environnement Louis-Gilles Francœur, dans les années 1970-1980. « J’ai eu des discussions très corsées avec lui. Parce que moi, comme ingénieur, je n’étais pas ouvert à l’environnement. Comme tous les gens dans le temps, je trouvais que c’étaient des empêcheurs de tourner en rond. »
Il ne se gênait d’ailleurs pas pour écrire des lettres « contre Louis-Gilles Francœur », notamment sur le projet d’approfondissement du chenal maritime du Saint-Laurent, qu’il pilotait pour le Centre de recherche hydraulique de Transport Canada.
« Mais ma fille me disait : “Papa, il faut que tu t’ouvres l’esprit. L’environnement, c’est sérieux !” » Cela aura pris un certain temps, mais il s’est finalement rangé de son côté et a ouvert, dans les années 1980, une section environnement dans son propre laboratoire pour permettre aux ingénieurs d’inclure cet aspect dans la conception même de leurs projets.
Entre deux anecdotes sur Jean-Paul Desbiens, son voisin d’enfance, qui avait « courageusement » publié ses « insolences du Frère Untel » dans les pages du Devoir, et Jean Chrétien, dont il ressort le nom et l’adresse d’un vieux bottin des étudiants jauni de 1957-1958, l’homme témoigne de son affection profonde pour ce journal qui a su se renouveler et rester pertinent. Celui qui se souvient des éditions « austères » de l’époque vante aujourd’hui la présentation graphique, « qui fait jeune ».
L’an dernier, à son grand désarroi, son fidèle camelot l’a abandonné. Depuis, il lit son Devoir en format numérique, qu’il trouve très pratique pour partager les articles avec son entourage. « Avant, j’étais obligé de numériser l’article ou de le photocopier et de l’envoyer par la poste », se rappelle-t-il. Il apprécie aussi le fait de pouvoir se référer à des articles sur des sujets connexes grâce aux liens qui sont désormais disponibles. « C’est très utile, le format numérique, conclut-il, mais pour moi, ça ne remplace pas la saveur de l’édition papier. »