Une lointaine image de Washington, vue d’ici

«L’historien [américain] Tom Nichols, un républicain s’étant éloigné du parti depuis quelques années, estime que Donald Trump est l’homme que George Washington craignait un jour de voir à la tête des États-Unis», écrit l’auteur.
Photo: Illustration Tiffet «L’historien [américain] Tom Nichols, un républicain s’étant éloigné du parti depuis quelques années, estime que Donald Trump est l’homme que George Washington craignait un jour de voir à la tête des États-Unis», écrit l’auteur.

Une fois par mois, «Le Devoir» lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Dire que les Américains sont fiers de leur pays relève de l’euphémisme. Il en va de même pour leur histoire. La naissance de leur république est perçue comme une « expérience radicale ». Dans une tournure de phrase biblique, les élus démocrates et républicains font souvent référence à « the shining city on a hill » pour décrire la manière dont la démocratie américaine est un exemple offert au monde.

Un personnage est plus particulièrement au centre de ce récit, George Washington. Son nom est devenu celui d’une capitale et une métonymie pour désigner le gouvernement des États-Unis : « Washington promet une nouvelle aide militaire… Washington annonce des investissements… »

Les contrastes entre le premier président et l’actuel, Donald Trump, sont nombreux, le retour de ce dernier à la Maison-Blanche continuant de générer des craintes aux États-Unis, au Canada et dans le monde.

Philadelphie est un haut lieu du tourisme historique aux États-Unis. Des millions d’Américains s’y rendent chaque année afin d’observer la Liberty Bell, la cloche qui résonnait en haut de la Pennsylvania State House (renommée Independence Hall), là où la déclaration d’indépendance du pays a été signée. Pour l’amateur d’histoire, sa visite est un détour obligé au cœur des origines du pays.

Les bâtiments patrimoniaux qui ont été témoins des premiers moments des États-Unis ont une aura de sanctuaire pour bien des Américains. Ils forment aujourd’hui un parc national gardé par les fameux rangers, qui présentent des visites guidées. Une des activités offertes aux touristes consiste à visiter le Congress Hall, voisin moins connu de l’Independence Hall, qui a accueilli la chambre des représentants entre 1790 et 1800.

Le personnage clé de cette visite est George Washington, fait étonnant dans la ville de Benjamin Franklin, un autre père fondateur. Pendant la visite, les guides nous racontent plusieurs anecdotes liées au bâtiment. Le parcours se termine avec le désistement de George Washington face à la possibilité d’un troisième mandat, exposé comme un exemple de son désintéressement personnel.

Troisième mandat

En 1796, George Washington publiait son « Farewell Address » dans le Daily American Advertiser — aussi connu comme le Pennsylvania Packet —, un journal de Philadelphie qui fut un des premiers organes de presse américains à connaître un succès populaire. Puis, en 1797, il quittait pour de bon la présidence et l’enceinte du Congress Hall.

Son gouvernement était critiqué, mais de nombreux collègues lui demandaient de rester. Les gardiens du parc racontent l’épisode, non sans une pointe de romantisme, en indiquant une porte par laquelle George Washington aurait quitté le bâtiment en tournant le dos à la politique.

Après son départ, des alliés demandent à leur ancien compagnon d’envisager de reprendre du service, mais il refuse à nouveau. Pour le ranger qui nous racontait les derniers instants de sa présidence, George Washington représentait une incarnation digne de la République américaine. C’est également la vision qui prévaut dans l’imaginaire collectif aux États-Unis, malgré des contradictions évidentes. Faut-il rappeler que le général devenu un symbole de liberté possédait des esclaves ?

Retour au présent

La ville de Philadelphie nous plonge dans l’histoire, mais, inévitablement, le présent nous y rattrape toujours. The City of Brotherly Love est la plus grande ville de la Pennsylvanie, l’un des États clés que Donald Trump devait remporter en novembre dernier pour espérer se réinstaller à la Maison-Blanche, ce qu’il a réussi le 5 novembre dernier.

Dans son numéro « électoral » de novembre, le magazine The Atlantic présentait en couverture un portrait du premier président. En dessous, les mots « The Moment of Truth » ne mentionnent pas Trump, mais l’insinuation ne laisse aucun doute à personne.

Dans un long article, l’historien Tom Nichols, un républicain s’étant éloigné du parti depuis quelques années, estime que Donald Trump est l’homme que George Washington craignait un jour de voir à la tête des États-Unis. Comme le rappelle l’article, le général virginien était irrité par la possibilité qu’un roi finisse par accaparer le pouvoir aux États-Unis. Une crainte compréhensible dans l’esprit d’un homme qui avait lui-même combattu une monarchie.

Avant même le début de son mandat, Trump a évoqué à quelques reprises la possibilité d’être élu pour une troisième fois, brisant la tradition établie en bonne partie par le général Washington. À la différence de son prédécesseur, le républicain est formellement retenu à l’extérieur de la Maison-Blanche en vertu du 22e amendement, inscrit dans la Constitution en 1951. Un seul président a dépassé cette limite, alors tacite. Franklin Delano Roosevelt a été élu à quatre reprises. Une exception qui s’explique en bonne partie par la terrible crise économique des années 1930 et le contexte de la Seconde Guerre mondiale.

Ce respect de l’esprit et des principes de la république des pères fondateurs, si fréquemment soulevé dans les discours des parlementaires, républicains comme démocrates, semble trouble à l’aube d’un nouveau mandat de Donald Trump. Ce dernier avait tout de même promis d’être un dictateur au « premier jour » de sa présidence, une phrase qui avait ranimé le souvenir de l’attaque du Capitole américain le 6 janvier 2021.

Dans son discours d’adieu quelques jours avant l’inauguration de son rival, Joe Biden a affirmé, comme il l’avait répété plusieurs fois auparavant, que l’âme de l’Amérique demeurait en jeu. Pendant la campagne électorale, Kamala Harris avait qualifié Trump de « petty tyrant » afin de souligner le danger qu’il représentait envers la démocratie, selon elle.

Destinée manifeste

Le retour de Donald Trump fait réémerger une autre référence historique dans la presse américaine, la « Manifest Destiny », celle-ci, bien plus récente que les pères fondateurs. Elle découle d’une Amérique qui voulait s’étendre de l’Atlantique jusqu’au Pacifique annexant à son territoire des milliers de kilomètres carrés jusqu’alors occupés en grande partie par des nations autochtones.

Si la « Destinée manifeste » est généralement comprise de l’est vers l’ouest, Donald Trump pointe à la fois en direction du sud et du nord. Le président a annoncé ses intentions : il souhaite reprendre le contrôle du canal de Panama, originellement une propriété américaine retournée aux Panaméens en 1977 par Jimmy Carter — un autre président dont le caractère a été mis en opposition avec celui qui occupe à nouveau la Maison-Blanche depuis quelques jours. Comment ne pas y voir les relents de l’interventionnisme américain en Amérique du Sud et de la fameuse doctrine Monroe ?

Son regard s’est aussi posé sur le nord lorsqu’il a réitéré sa volonté, exprimée durant son premier mandat, d’acquérir le Groenland, en n’excluant pas d’utiliser la force. Une déclaration qui a vite été décriée en Europe comme une attaque à la souveraineté du Danemark, à qui appartient l’île arctique.

Autre désir d’expansion septentrional, Donald Trump a affublé le premier ministre Justin Trudeau du titre de « gouverneur » du Canada, signifiant implicitement que le pays pourrait devenir un État américain. D’abord pris à la légère, ses propos ont plutôt entraîné une vague d’incertitudes allant crescendo, en marge de l’annonce impromptue de la mise en place de tarifs de 25 % sur l’ensemble des importations canadiennes, dès son arrivée en poste. À force d’être répétées, les visées annexionnistes du président, d’abord balayées comme des blagues par Ottawa, sont devenues inquiétantes.

Vu d’ici

La relation entrelacée des Québécois aux États-Unis a été explorée maintes et maintes fois. Partenaire précieux, ami puissant, hégémon culturel craint ou république démocratique à imiter : le voisin apparaît sous de nombreuses formes. Dans l’histoire québécoise, les contacts avec les « Américains » sont aussi inévitables qu’intimes.

George Washington a été officier de l’armée britannique pendant la guerre de la Conquête et sa signature au bas de la capitulation du Fort Necessity est conservée à Montréal. Des centaines de milliers de Canadiens descendent des loyalistes issus des 13 colonies, installés au pays après la guerre d’indépendance américaine. La République américaine a envahi le Canada en 1812.

Des patriotes se sont exilés aux États-Unis après les soulèvements de 1837 et 1838. Nombre d’entre eux, comme Ludger Duvernay et Louis-Joseph Papineau, expriment même une vive admiration pour les États-Unis, au point de songer sérieusement à la possibilité de s’y joindre par moments.

Au XIXe et au début du XXe siècle, plus de 900 000 Canadiens français se sont installés au sud de la frontière, si bien que des millions d’Américains sont, sans le savoir bien souvent, eux aussi originaires de la vallée du Saint-Laurent. Avec le temps et la force de l’assimilation, George Washington est sans doute devenu pour eux, le père fondateur de leur pays, alors que leurs cousins restent toujours sujets d’une Couronne qu’il a combattue.

La distance qui existe avec les grands personnages historiques est forgée dans le mythe et leur crée une image lointaine, ici comme aux États-Unis. La perspective très actuelle d’une remise en question de principes qu’ils en sont venus à incarner ne manque pas de les rapprocher considérablement.

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