La loi, c’est toi!

Dans le roman de Piergiorgio Pulixi, L’illusion du mal (2022), un justicier fait voter le public, en ligne et de manière anonyme, sur le sort d’un pédophile notoire qu’il tient prisonnier, et que la corruption du système judiciaire a permis de rester impuni. Des centaines de milliers de personnes, se prenant à la fois comme juge et bourreau, condamnent alors le pédophile à la peine de mort. On retrouve son corps édenté et égorgé dans un terrain vague. Les médias surnomment l’assassin le « dentiste ».
Luigi Mangione, l’homme accusé d’avoir assassiné un haut dirigeant de UnitedHealthcare en plein centre de Manhattan, est un rat de bibliothèque, un génie de l’informatique certifié et est issu de la classe aisée de Baltimore. Cependant, au départ, tout ce que le public savait était qu’un homme s’était approché du p.-d.g. de la compagnie d’assurance et lui avait tiré plusieurs balles dans le dos. Pourtant, avant même sa capture, de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux semblaient prêtes à faire du meurtrier un héros populaire, un vengeur qui avait éliminé un capitaliste prédateur. Depuis son arrestation, des t-shirts, des tasses de café, des affiches et même un fonds d’aide, #FreeLuigi, sont apparus sur les plateformes médiatiques en son nom. On veut en faire un martyr du système.
En cette période de recrudescence de troubles et de brutalités politiques et religieuses à l’échelle géopolitique, on a ainsi la préoccupante impression que l’unique critère de jugement des masses se base sur ce que le philosophe Joseph Heath nomme le gut feeling, les appels à l’émotion, en opposition à la raison instrumentale à peine voilée des élites dirigeantes quant à l’accumulation de la richesse et au contrôle du pouvoir. D’où, au sein d’une société de plus en plus aveuglée par un populisme endémique, l’émergence de tendances à l’autojustice et à la vengeance.
Pourtant, quelques remarques doivent être prises en compte. Tout d’abord, pour toute personne ayant subi une perte ou un tort, la justice est le seul élément viable d’une réelle catharsis. Lorsqu’elle lui est refusée ou qu’elle ne lui est plus accessible, il devient extrêmement souffrant pour cette personne de se réconcilier avec le monde. De guérir. Elle a l’impression que tout peut s’effondrer.
Elle se retrouve ainsi devant deux avenues : ou bien elle accepte sa désillusion, au risque de tomber dans le cynisme ou même la dépression, ou, bien que ce soit moralement indéfendable, mais devenu pour cette personne absolument possible, elle opte pour la violence.
Ensuite, il faut admettre ce constat. Quand un peuple peut élire un président tout en sachant qu’il est un menteur pathologique, un fraudeur notoire et un présumé harceleur, et qu’il affiche publiquement son intention de rétribution à l’égard de ses opposants, on ne peut alors s’étonner que ce soit ce même type de détournement moral qui permet de glorifier un assassin qui se prend pour un justicier.
Dans son court manifeste, Mangione a écrit au sujet de son crime : « This was fairly trivial » (« C’était assez banal »). On ne peut faire autrement que lier cette phrase froide, presque indifférente, au concept de la banalité du mal qu’a développé Hannah Arendt. Dans le roman de Pulixi, le titre de la vidéo que le justicier publie sur les médias sociaux est « La loi, c’est toi ! ». En sommes-nous rendus là ?
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