Libre de penser, de père en fille

Chez les Normandin, Le Devoir fait presque partie de la famille. Quand elle farfouille dans la mémoire de son enfance, Josée trouve le souvenir de son père, Maurice, bien calé dans le fauteuil du salon, journal en main, en communion quotidienne presque sacralisée avec l’actualité.
« Il lisait Le Devoir au complet, de la une jusqu’à la dernière page, et il faisait systématiquement les mots croisés et les sudokus », se souvient Josée. Le rituel commençait le matin au déjeuner, puis se terminait dans le séjour — et il était hors de question de distraire Maurice pendant qu’il honorait avec révérence la lecture de son journal, « la prière du matin de l’homme moderne », selon le mot du philosophe Hegel.
La jeune fille de l’époque trouvait parfois sans fin la cérémonie qui absorbait chaque jour son père. « Je ne sais pas combien de centaines de fois j’ai entendu ma mère dire : “Ton père lit son Devoir.” Ça voulait dire qu’il ne fallait pas le déranger. C’était comme un temps sacré, la môsus de lecture du Devoir ! » raconte-t-elle dans un grand éclat de rire.
Avec l’âge, Josée a réalisé que la dévotion routinière de son père pour Le Devoir était l’entraînement quotidien d’un libre penseur, la vitamine nécessaire à son esprit curieux, avide de connaître la rumeur du monde et conscient que ce sont les idées ébruitées dans les pages d’un quotidien qui dessinent les sociétés de demain.
«Le Devoir» a 115 ans!
Une lueur dans la Grande Noirceur
C’est sous le règne d’un autre Maurice, Duplessis celui-là, que le père de Josée devint abonné au Devoir pour le rester jusqu’à sa mort. Il honnissait le premier ministre de l’Union nationale et il voyait, dans le progressisme professé dans les pages du quotidien de la rue Notre-Dame, une lueur au milieu de la Grande Noirceur. « Pour lui, Le Devoir représentait le Québec plus progressiste et moins clérical, explique sa fille. Une sorte d’oriflamme de la liberté d’expression et de l’ouverture au progrès. »
Sous la direction de Gérard Pelletier et la plume de journalistes comme André Laurendeau, le quotidien enquiquinera sérieusement l’Union nationale et son chef dans les années 1950, en mettant notamment en lumière le grenouillage et la vénalité au sein du parti.
« Le Devoir accuse », titrait la une du journal le 13 juin 1958 en faisant éclater le scandale à la Corporation de gaz naturel du Québec dans une série d’articles qui compromettaient six ministres du cabinet Duplessis — et avaient fait sortir « Le Cheuf » de ses gonds.
« Je n’ai pas le temps de lire un journal canaille, puant, putride et cancéreux… […] Quand un journal agonise, il s’accroche à des saletés », tonnait le premier ministre après l’éclatement de l’affaire. Le Devoir prenait un malin plaisir à rapporter in extenso cet esclandre public de Duplessis dans son édition du 16 juin 1958 — au grand bonheur, sans doute, des esprits libres du temps qui voyaient le roi mis à nu dans toute sa suffisance.
Confortablement assis dans son fauteuil, Maurice Normandin, électeur libéral et fervent adorateur de Jean Lesage, avait dû esquisser un sourire à la lecture de ce morceau d’anthologie… « Tout le bouillonnement qui a enfanté la Révolution tranquille se matérialisait dans les pages du Devoir pour mon père », explique Josée.
Une fois l’Union nationale défaite et l’« équipe du tonnerre » bien en selle, la communion idéologique de Maurice avec Le Devoir se poursuit et se renforce sous la direction de Claude Ryan. « Il était, pour lui, une lumière éclairante sur la vie politique et intellectuelle du Québec », se souvient Josée. Soucieux de transmettre son propre esprit critique à ses enfants, Maurice les invitait à lire les prises de position du directeur. « Imaginez-moi à l’adolescence : ce n’était pas drôle de lire les éditoriaux de Claude Ryan ! »
Un compagnon de vie
Fédéraliste convaincu, Maurice Normandin demeura fidèle au Devoir même quand ce dernier assuma noir sur blanc sa faveur à l’égard de la souveraineté du Québec. « Bien honnêtement, il était plus ou moins d’accord avec les positions du journal, mais il a persisté à toujours rester abonné. C’est pour vous dire à quel point il tenait à ce point de vue plus nationaliste », se souvient sa fille.
Le journal accompagna Maurice jusqu’au bout de sa route. C’est, crayon à la main, l’esprit encore occupé à terminer un vingt-cinq-millième mot croisé, qu’il poussa son dernier souffle, à l’âge de 95 ans, le 25 décembre 2021.
Josée Normandin a à son tour contacté Le Devoir pour s’abonner en mémoire de son père. Même si les prises de position diffusées dans le journal s’avèrent souvent opposées aux siennes, elle apprécie la plume, la liberté de ton et, surtout, l’« intelligence » du quotidien de la rue Berri.