Suis-je au Québec ou aux États-Unis?

Mon ami américain séjourne présentement au Québec. Cet amant du Québec, ce francophile, voulait échapper à la frénésie électorale qui s’est emparée de son pays. Mal lui en prit ! Il n’a qu’à ouvrir le journal, la radio ou la télé pour être inondé de nouvelles portant sur la présidentielle américaine.
« Quels renseignements essentiels, me dit-il, peuvent bien vous apporter des journalistes qui, le 1er septembre, vous disent que “la course est très serrée”, le 10 septembre, que “les deux candidats sont à égalité”, le 17 septembre, que “c’est chaud”, le 24 septembre, que “c’est très très chaud !”, le 10 octobre, que “les candidats sont au coude-à-coude” et le 20 octobre, que “cette élection va se jouer dans un mouchoir de poche” ?
Que pouvez-vous bien tirer de la carte électorale interactive mise à votre disposition pour faire vos prédictions alors que vos experts vous répètent que “l’issue du scrutin est incertaine” ?
D’ailleurs, le nombre de vos spécialistes en politique américaine s’est multiplié à un rythme effarant depuis mon dernier séjour chez vous et il dépasse maintenant le nombre de vos chroniqueurs sportifs. Ce qui n’est pas peu dire ! Vous étiez des maîtres ès sports et vous connaissiez sur le bout des doigts la moindre statistique et le fait le plus obscur se rapportant à votre sport national. Vous êtes maintenant des maîtres ès États-Unis.
Vous savez que Tim, un ouvrier de la Rust Belt, a toujours voté démocrate, mais que cette fois, il votera républicain ; vous savez que Rita, une mère de famille monoparentale de l’Oklahoma, a toujours voté républicain, mais que cette fois, elle votera démocrate. Vous savez que, depuis 1920, les électeurs de la circonscription baromètre de Northampton, en Pennsylvanie, ont donné la majorité des voix au candidat gagnant, à trois exceptions près, vous connaissez les préférences électorales des banlieusards de Denver âgés de 55 ans et plus et vous savez que les mormons joueront un rôle crucial dans les “swing states” de l’Arizona et du Nevada.
J’enseigne votre belle langue dans une université de la côte est et je fais souvent lire un de vos écrivains à mes groupes les plus forts ; je me demande parfois si, la tête plongée dans votre littérature, j’ai manqué la nouvelle de votre annexion aux États-Unis. Êtes-vous devenu le 51e État américain sans que je m’en rende compte ? Avez-vous le droit de voter à cette élection ?
Les souvenirs de mon séjour au Québec à l’automne 2004 sont encore assez vifs pour que je vous dise avec certitude que le duel entre Kerry et Bush, pourtant lui aussi décrit comme un “combat historique entre le Bien et le Mal”, avait fait la une des journaux quelques jours avant et quelques jours après le scrutin. Je me souviens aussi qu’en ces temps déjà anciens, vos médias ne couvraient pratiquement pas les primaires américaines et que le caucus de l’Iowa, qui génère maintenant émotions, frissons et fièvre, était jadis chez vous une chose aussi peu connue que l’est une lointaine étoile de notre galaxie.
Vos politiciens (qui ont bien des défauts, mais qui me semblent moins mauvais que les nôtres) sont-ils condamnés à occuper la portion congrue de vos médias ? La voix de vos écrivains et artistes, déjà assourdie par nos GAFAM, est-elle condamnée à être enterrée par les vociférations de Donald Trump ?
La passion, voire la fureur, avec laquelle vous suivez l’élection présidentielle est-elle seulement causée par l’importance de l’enjeu ou ne signifie-t-elle pas que vous êtes en train de devenir des Américains ? »
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