Si l’humanité existe, ce ne sont pas des fous, c’est nous

Le 6 décembre 1989, une onde de choc secoue le Québec : quatorze jeunes femmes sont froidement exécutées par un homme à l’École polytechnique de Montréal, parce qu’elles avaient le dessein de devenir ingénieures. Il leur en voulait pour cela. Il l’a écrit. Il avait aussi dressé une liste de féministes québécoises de renom dont il souhaitait la mort.
Ces dernières ont rapidement dénoncé l’attentat « antiféministe ». On les a vertement rabrouées. Les politiciens, les journalistes, la société tout entière, hommes et femmes confondus. Le tireur n’était qu’un fou. Fin de la discussion. Le ton de la réplique aux féministes était courroucé. Comment osaient-elles ? Comme les trois petits singes, nous ne voulions ni voir, ni entendre, ni dire.
Ce n’est que 30 ans plus tard, en 2019, que la tuerie de la Polytechnique sera reconnue pour ce qu’elle était : un attentat antiféministe.
Notre réaction épidermique au commentaire du député d’Haroun Bouazzi condamnant la construction d’un autre dans le discours politique, lorsqu’il est question des personnes migrantes, ressemble étrangement aux réactions qui ont suivi la condamnation de l’attentat antiféministe du 6 décembre.
Ici, comme au sud de la frontière, comme au Parlement européen, en France, en Italie, en Hongrie, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Finlande, en Suède, en Slovaquie…, il y a un discours décomplexé sur l’immigration qui doit nous inquiéter.
Les commentaires « pragmatiques » sur la « capacité d’accueil » et la « raisonnabilité » de nous alarmer de « l’envahissement » de personnes migrantes, à la suite des propos du président désigné Donald Trump, sont l’arbre qui cache la forêt. Une fois que l’on accepte l’idée selon laquelle la « capacité d’accueil » a été dépassée, la conclusion est « évidente » : il y en a trop, et c’est donc leur faute s’il y a une crise du logement abordable et salubre, si les services de santé débordent, si on manque d’enseignants qualifiés… De façon insidieuse, un discours s’installe, glisse vers des fanges qui nous auraient collectivement hérissés il y a quelques années. Ce n’est ni du racisme ni de la xénophobie, c’est mathématique, disons-nous.
Et voilà que ce sont les personnes qui dénoncent et mettent en garde contre des dérives dangereuses, tels les féministes ou Haroun Bouazzi, qui deviennent les agitatrices, les déraisonnables. Des wokes, en somme. De nos jours, on accuse de wokisme, comme on accusait de communisme à l’époque du maccarthysme. N’est-ce pas inquiétant ?
La peur s’installant, on entre dans la danse. Au lieu de condamner sans ambiguïté ce qui doit l’être, on propose une version dite acceptable. Au Québec, chaque parti a son idée du chiffre magique de notre « capacité d’accueil ». Ce faisant, on normalise, on banalise. Derrière cette guerre de chiffres « pragmatiques » se cachent des idées comme la création de « zones d’attente » ou de « déplacements forcés », d’« entrisme » et de « nuisance à la natalité », le remplacement de la main-d’oeuvre immigrante par des robots…
Il en est allé ainsi des Juifs, présentés comme ennemis de la nation, responsables de tous les maux. Nous avons laissé passer les interdictions, les étoiles jaunes. Nous regardons aujourd’hui les pires atrocités du XXe siècle avec horreur. Convaincus que c’est de l’histoire ancienne. C’était là le fait de dictateurs sanguinaires. Des fous. Nous passons volontairement sous silence que ces personnes ont majoritairement été élues, que nous avons accepté leurs propositions simplistes qui nous confortaient, pragmatiques.
Le propre et la grande force de l’autoritarisme sont de nous persuader que c’est pour notre bien commun, et de nous faire adopter sa rhétorique. Trump accuse les migrants de manger des chats et des chiens, Harris rétorque qu’avec les démocrates la frontière sera mieux gardée. En définitive, on ne remet pas en question l’idée que la sécurité du pays soit menacée par des hordes de personnes migrantes dont le projet est le grand remplacement. Du côté nord de la frontière, on renchérit.
À l’approche du 10 décembre, Journée internationale des droits de la personne, j’en appelle à notre humanité.
Plusieurs personnes en première ligne le soir du 6 décembre 1989, dont des journalistes, feront 30 ans plus tard leur mea culpa, reconnaissant avoir été fermés à envisager le massacre sous l’angle de l’antiféminisme. Quel regard porterons-nous sur nous dans 30 ans ?
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