Ne laissons pas le fossé se creuser

Il y a des jours où le monde semble tourner à l’envers plus qu’à l’habitude. On marche sur la tête, la vision se floute. Mardi 22 octobre, des militants, connaissances, amis, camarades ont été mis en prison, le temps de comparaître, pour avoir grimpé la structure du pont Jacques-Cartier. Leur motif : la catastrophe écologique s’accélère à une vitesse sans précédent, et l’absence de réponse politique n’est plus justifiable.
Je parle pour moi, mais pour d’autres aussi, je crois. Je fais partie de ces personnes dont l’implication militante définit une grande part de leur identité. En 2019, j’étais de ces jeunes qui se levaient, respiraient et posaient chacun de leurs gestes pour répondre à l’urgence climatique. La menace de la trajectoire que l’on prenait en matière de réchauffement de la planète était ressentie de façon viscérale.
Et puis la COVID-19 a confiné nos proches, nos rêves et tous nos espoirs. Notre énergie vitale, aussi. Comment continuer sans ces bras qui te relèvent et qui donnent du sens à tout ce dévouement ?
Depuis le choc de la pandémie, la crise climatique est retombée dans les tréfonds de nos consciences. Les chiffres empirent, mais nos actions se ternissent. Je sais l’ampleur de l’énergie qu’il nous a fallu générer pour faire sortir du confort du déni, le temps de quelques heures, une masse astronomique de personnes venues manifester dans les rues de Montréal.
Peu d’entre nous ont foi dans le fait que ces efforts puissent de nouveau être déployés — nous nous sommes épuisés, abîmés. Cinq ans plus tard, j’ai beau travailler dans le milieu environnemental, produire des connaissances que je crois importantes, je me sens moi-même embourbée dans un déni confortable : je sais qu’aucun de nos gestes n’est à la hauteur de l’état de la situation.
Bousculer le cadre
Les concentrations de gaz à effet de serre ont atteint de nouveaux records en 2023. On bombarde l’atmosphère de ce qui tuera nos enfants. Et pendant que l’apathie nous ronge le corps, quelques courageux décident de ne pas y succomber.
On a rarement changé le monde en respectant le cadre qu’il imposait. Un jour, j’y crois encore, on se retournera et on se demandera comment on a jugé légitime de laisser quelques multinationales pomper la Terre. Tout comme aujourd’hui, on se demande comment on a pu tolérer des lois ségrégationnistes. Comment, pendant des siècles, on a pu priver les femmes de droits fondamentaux.
Nous en sommes encore à comprendre que quelque chose de grave se produit sous nos yeux, sans trouver d’autre issue que de détourner le regard. Or, plus on est aveugles, plus les actions pour nous réveiller doivent nous déranger. Et si c’est ça que ça prend, bloquer le trafic, des trains ou des terminaux pétroliers ?
Le fossé se creuse entre les apathiques, les indifférents, les adeptes du déni et les désobéissants. Le fossé se creuse, mais j’espère qu’on aura l’intelligence de les défendre, plutôt que de les regarder croupir en prison, au volant de nos autos, de nos vélos, les yeux bandés face à ce qu’on ne veut pas voir, à se dire que c’est de leur faute, alors que les impunis continuent de saccager ce qu’il nous reste de terre habitable, eux, en toute légalité.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.