La laïcité, «couteau suisse» du vivre ensemble

Si vous êtes adepte du camping, vous avez certainement déjà tenu entre vos mains le célèbre « couteau suisse » de couleur rouge de la marque Victorinox. Une compote à manger, le couteau dispose d’une cuiller ; une vis à resserrer, c’est un tournevis qui est révélé ; une bouteille à déboucher, un tire-bouchon est votre allié. Ces temps-ci, la laïcité semble être à notre démocratie ce que le couteau suisse est au camping : un outil que l’on dégaine en toute situation, confiant dans sa fiabilité et ses possibilités. Faciliter l’intégration des nouveaux arrivants : laïcité ; apaiser les relations interculturelles : laïcité encore ; mettre fin à des pratiques franchement douteuses dans une école : laïcité toujours.
On pourrait se réjouir de la souplesse et de l’élasticité de cette notion, en passe de devenir une valeur cardinale : après tout, si elle est capable de résoudre bien des problèmes épineux du moment, qui s’en plaindrait ? Malgré tout, on est en droit de se demander si, à force de trop charger la barque, elle ne va pas finir par prendre l’eau. Alors que l’intuition première de la laïcité fut parfaitement résumée par Victor Hugo dans une formule aujourd’hui fameuse, « l’Église chez elle et l’État chez lui », on constate que son champ d’application ne cesse de s’étendre, non pas selon des raisons bien pesées, mais davantage en fonction des polémiques de l’heure.
Voyez les événements qui se sont déroulés dans cette école de Côte-des-Neiges : les nombreuses chroniques qui leur furent consacrées avaient en commun d’en faire fondamentalement un problème de laïcité. C’était une évidence qui ne souffrait aucune discussion. Ainsi, dans les colonnes du Devoir, Normand Baillargeon achevait sa plus récente chronique en une formule sibylline : « Un premier geste à poser en ce sens est de renforcer et d’étendre la laïcité. Et de l’appliquer partout. » Qu’est-ce que le philosophe entend par « étendre » et « appliquer partout » la laïcité ? Difficile de le dire.
En effet, la laïcité est désormais une sorte de fétiche que l’on tire de son sac, sans vraiment se questionner quant aux objectifs visés et à la nature des problèmes à résoudre. Le même jour, mais dans un journal concurrent, Joseph Facal se montrait encore plus explicite : « Comparons la laïcité à une longue marche. La loi 21 fut un premier pas timide. » On se demande jusqu’où va nous mener cette longue marche. Là encore, le chroniqueur n’apporte aucun élément concret.
Les deux chroniques — mais j’aurais pu en choisir d’autres — ont donc en commun de « cadrer » les événements autour de la variable religieuse, alors même qu’elle n’est qu’une variable parmi d’autres qui, sans être occultée, doit pourtant être remise à la place qui lui revient. À lire le rapport fouillé rendu public par le ministère de l’Éducation, il apparaît que bien des problèmes sont avant tout liés à des manquements institutionnels et que des interventions en temps et en heure des autorités compétentes auraient pu faire retomber la pression. La question est donc la suivante : renforcer l’arsenal législatif en matière de laïcité permettrait-il dans le futur d’empêcher de telles dérives ? Rien n’est moins sûr. Et si c’est le cas, cela doit être démontré avec rigueur, et non affirmé de façon péremptoire.
Alors, pourquoi autant de textes appellent-ils à aller plus loin dans l’encadrement des manifestations religieuses ? Sans doute y a-t-il une part d’opportunisme politique chez des personnes qui, depuis l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, regrettent que cette dernière n’aille pas assez loin, et exploitent l’actualité : ce furent des prières dans un parc ou des rues hier, ce sont aujourd’hui les agissements condamnables d’une petite clique d’enseignants.
Mais soyons vigilants, respecter la laïcité, c’est aussi ne pas la brandir à tout bout de champ, la transformant peu à peu en une sorte de « couteau suisse » du vivre-ensemble. Il est donc nécessaire qu’elle demeure tout simplement un principe régulateur dans les relations entre l’État et les groupes religieux, et non un étendard identitaire qui tirerait sa puissance non pas tant de son contenu, mais de sa simple évocation devenue quasi sacrée.
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