Il y aura encore des morts

À chaque tragédie impliquant un piéton ou un cycliste victime d’une collision avec un véhicule, la classe politique et médiatique s’indigne face à l’évidence de la vulnérabilité des usagers non motorisés. Les déclarations se multiplient pour dénoncer l’inacceptable, mais, quelques jours plus tard, l’indignation s’estompe, jusqu’au drame suivant.
Le problème est complexe et dépasse les capacités individuelles de résolution, malgré toute la bonne volonté possible. Les ingénieurs se limitent aux normes du Tome V, un document désuet du ministère des Transports qui régit l’espace urbain bien qu’il soit conçu principalement pour les grandes routes. Les solutions pour protéger piétons et cyclistes existent, mais tant qu’elles ne seront pas intégrées dans le Tome V, elles resteront inappliquées. Par exemple, en juin 2024, à Saint-Laurent, un arrêt protégeant un passage piéton a été supprimé, car il n’était pas conforme aux normes. Depuis, les véhicules traversent sans ralentir, ce qui compromet la sécurité.
Les élus, bien que souvent engagés dans des initiatives comme Vision zéro, peinent à imposer des modifications d’aménagement qui pourraient sauver des vies de manière efficace et économique. À chaque intersection équipée de feux de signalisation, reculer la ligne d’arrêt pour éloigner les véhicules des passages piétons et créer un espace supplémentaire pour les cyclistes serait presque gratuit. Dessiner systématiquement des symboles de vélos sur la chaussée pourrait rappeler le partage de la route et améliorer la sécurité des cyclistes. Réduire la vitesse à 30 km/h en ville serait bénéfique, mais la fluidité du trafic est privilégiée. Rien de sérieux n’adviendra sans une véritable volonté politique.
Toute tentative de changement suscite une levée de boucliers parmi certains chroniqueurs médiatiques qui attisent le mécontentement des automobilistes, perçus comme victimes d’une attaque contre leur droit à posséder un véhicule.
Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) est débordé et fonctionne principalement sur le mode de la « trappe à tickets ». Les verbalisations pour comportements dangereux sont rares, et le risque d’être pris n’existe réellement que lors d’opérations spécifiques. Les camionneurs qui ne respectent pas les zones réservées ne sont jamais inquiétés, et les conducteurs qui roulent à haute vitesse ne croisent aucun radar sur leur chemin. Ils ne sont que rarement accusés, par ailleurs, s’ils frappent une personne.
Le service des incendies, avec ses véhicules imposants, s’oppose systématiquement à tout obstacle ou réduction de la largeur de la chaussée, ce qui bloque la plupart des mesures d’apaisement envisageables en ville. Pourtant, comme dans le reste du monde, des véhicules plus étroits permettraient d’intervenir plus rapidement sans nécessiter le transport de citernes et d’échelles. En Amérique du Nord, seulement 4 % des interventions sont pour des incendies, mais chaque fois les gros camions pleins d’angles morts sont de sortie (même le soir de l’Halloween pour divertir les enfants). Plus pragmatiques, les Hollandais ont réduit la largeur des camions et des ambulances pour qu’ils puissent utiliser les pistes cyclables et, de ce fait, gagner beaucoup de temps pour arriver sur le lieu d’intervention puisqu’il est évidemment plus facile de s’écarter de leur chemin à vélo qu’en auto…
Pour finir, le ministère des Transports réduit les financements destinés aux transports en commun et à la mobilité active, ce qui complique le changement. Les conflits politiques entre ville-centre et arrondissements constituent également des obstacles majeurs à la généralisation des mesures de sécurité puisque chacun veut faire bonne impression en fonction de ses intérêts politiques et mettra des bâtons dans les roues de son opposant. Il suffit de voir combien de projets sont refusés par la ville-centre dans les arrondissements de l’opposition pour en avoir une preuve irréfutable.
Il est clair qu’avec autant de couches dans la mise en œuvre des projets de sécurisation, il est illusoire d’espérer atteindre les objectifs de Vision zéro sans un changement structurel majeur dans le processus décisionnel et l’application des mesures salvatrices. Le système au complet est embourbé.
En attendant ces réformes indispensables, il y aura encore des morts dans nos villes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.