«Ce qu’il faut, c’est un homme à poigne»

«Ce n’est pas un désir de changement qui a motivé les résultats, mais le désir que tout redevienne comme avant», observe l’auteur.
Photo: Chris Seward Associated Press «Ce n’est pas un désir de changement qui a motivé les résultats, mais le désir que tout redevienne comme avant», observe l’auteur.

En 1964, Robert Escarpit, sociologue, universitaire, auteur et chroniqueur au quotidien Le Monde, publie Le littératron, satire féroce et hilarante de l’arrivisme et des jeux de pouvoir. Dans ce roman dont trop peu de gens se souviennent, il imagine l’invention d’une machine (le littératron), capable sur la base des informations qu’on lui fait ingérer d’écrire des textes. Cette machine est testée sur différents genres littéraires, jusqu’à ce que ses concepteurs s’essaient à mesurer son efficacité en matière électorale dans la petite ville de Pédouillac.

Appelé « Opération Narcisse », le projet commence par l’envoi d’une série d’enquêteurs munis de magnétophones dans les rues de la ville. Tout est parfaitement planifié, la ville est quadrillée et les conversations ordinaires des Pédouillacais et des Pédouillacaises sont enregistrées, puis digérées par la machine.

Dans le même temps, un candidat est choisi : « le menton noble, le nez d’aigle et l’oeil vide », dont la qualité principale était de ne jamais avoir eu la moindre conviction : « un couillon » qui « cause bien ». La machine effectua son travail et produisit un discours sans queue ni tête accumulant les poncifs (« ce qu’il faut, c’est un homme à poigne »), les injures (« c’est tout copain, fripouille et compagnie ») et même les menaces (« si on en pendait quelques-uns, ça irait mieux »).

L’effet Narcisse

Ébranlés, les responsables de l’Opération Narcisse crurent d’abord à une erreur. On refit les tests, mais rien ne changea, la machine avait su traduire, derrière les conversations ordinaires des habitants de Pédouillac, ce qu’ils avaient au fond d’eux-mêmes. On devine la suite, il fallait aller au bout de l’Opération Narcisse et on obligea donc le candidat à ne pas sortir du texte qui lui était destiné. Il fut largement élu.

Au lendemain des élections américaines et à la veille des élections canadiennes, j’ai replongé avec intérêt dans ce roman prémonitoire. Allais-je trouver là les raisons qui permettent d’expliquer la réélection d’un Donald Trump et celle probable d’un Pierre Poilievre à la tête du Canada ?

Eh bien oui, Robert Escarpit fournit une explication limpide. Après cette élection inattendue, les promoteurs du projet isolent « l’effet Narcisse » : « phénomène de résonance comparable à l’effet Larsen en électro-acoustique. Les propres pensées profondes du sujet lui étant réinjectées provoquent dans les neurones des centres supérieurs le déclenchement d’oscillations hypnogéniques et euphorisantes ». En clair, ce discours électoral absurde et reposant sur des poncifs et des insultes crée chez les sujets une forme de béatitude inconsciente, qui fait disparaître leur sens critique.

Un désir d’avant

J’ai donc mon explication concernant les résultats des élections américaines. Mais alors, pourquoi tous les analystes continuent-ils à nous expliquer que ces résultats traduisent un besoin de changement, que la candidate démocrate n’a pas su saisir, mais que Donald Trump aurait compris ?

Ce que nous montre cette élection, c’est exactement le contraire : les Américains ont voté pour que rien ne bouge. Ce n’est pas un désir de changement qui a motivé les résultats, mais le désir que tout redevienne comme avant, quand la croissance permettait chaque année d’améliorer ses revenus et d’augmenter la taille de son auto, quand le climat ne se déréglait pas, quand les Noirs ne se mêlaient pas de faire des études, quand la biodiversité ne s’effondrait pas, quand les femmes s’occupaient des enfants et du ménage, quand les homosexuels se cachaient et quand les immigrants restaient chez eux.

Ce que nous disent les électeurs américains et ce que vont bientôt nous dire les électeurs canadiens, c’est qu’ils ne tiennent pas à affronter la complexité du monde et qu’ils veulent que quelqu’un s’en occupe.

Bienvenue à Pédouillac.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo