Le royaume du vent

Tout le monde s’entend sur une chose : l’éolien jouera un rôle énorme dans ce futur paysage énergétique.
Photo: Sébastien Thibault Tout le monde s’entend sur une chose : l’éolien jouera un rôle énorme dans ce futur paysage énergétique.

À quoi ressemblera le territoire québécois en 2050 ? Nos journalistes ont parlé à des experts pour imaginer les avenues possibles, et ce qui peut être mis en œuvre dès aujourd’hui pour parvenir à cette vision.

Projetons-nous. Quand un coup de vent frappe le Québec, 10 000 éoliennes se mettent à tournoyer. Ces géants blancs s’élèvent nombreux dans la vallée du Saint-Laurent. À leur pied, on continue à cultiver la terre. Dans les paysages montagneux de Charlevoix ou de la Gaspésie, les éoliennes accomplissent aussi leur labeur. Les oiseaux s’y cassent le cou et les caribous s’y cognent les pattes, mais l’électricité générée est propre. Le nord de la province est aussi investi. De nouveaux pylônes sont érigés afin de connecter les centaines de nouveaux parcs éoliens aux centres urbains.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

En 2050, le Québec aura besoin de plus d’électricité. Hydro-Québec et le gouvernement parlent de 100 térawattheures (TWh) supplémentaires par année, ce qui équivaut à environ la moitié de la production actuelle de la société d’État. Certains analystes pensent que les besoins seront encore plus grands. D’autres avancent qu’ils pourraient être plus faibles si le Québec décide de se sevrer de son état « d’ébriété énergétique ». Tout le monde s’entend sur une chose : l’éolien jouera un rôle énorme dans ce futur paysage énergétique.

Sur le territoire — à bord d’un train électrique ? —, les moulins du XXIe siècle ne passeront pas inaperçus. Faisons l’hypothèse que ces éoliennes doivent générer à elles seules les 100 TWh supplémentaires. En prenant en compte leur rendement typique, elles devraient alors totaliser 40 000 mégawatts (MW) de puissance installée. (La puissance correspond à la quantité d’énergie fournie par seconde.) En considérant une puissance moyenne de 4 MW par éolienne, il faudrait 10 000 hélices. Celles-ci pourraient être réparties, disons, dans 250 parcs de 40 éoliennes chacun. Ce chantier pharaonique devrait être mené à terme en moins de trois décennies.

Et l’espace utilisé ? Il faut distinguer l’emprise directe au sol — le pied de l’hélice, les bâtiments, les lignes électriques, les routes de service — de la superficie totale des parcs éoliens. Selon des chercheurs de l’Université Princeton, qui ont mené un grand projet sur la décarbonation des États-Unis en 2021, on peut déployer 2,7 MW de puissance par kilomètre carré de parc éolien. Installer 40 000 MW au Québec impliquerait donc de déployer les fermes de vent sur environ 15 000 km2 : l’équivalent de 30 fois la superficie de l’île de Montréal.

Recourir aussi massivement à l’énergie éolienne aurait des répercussions majeures sur les paysages et la nature, avertit Pierre-Olivier Pineau, le titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. Selon lui, le Québec gagnerait à changer de trajectoire dès maintenant pour limiter les nouvelles installations de production. « Quand on regarde les 100 TWh, on n’est pas dans le strict nécessaire, dit-il. On ne prévoit pas une refonte de nos modes de transport, de nos bâtiments, de notre mode de consommation. On continue simplement à être des ogres énergétiques. »

Où se situeraient les éoliennes ? Dans son plus récent appel d’offres, Hydro-Québec invite les promoteurs à présenter des projets à des endroits stratégiques de son réseau, dans le sud du Québec, où les infrastructures de transport sont en mesure d’absorber la puissance supplémentaire. On imagine qu’à moyen terme, le réseau de transport électrique devra être bonifié pour raccorder plus d’éoliennes. Installer les hélices près des populations raccourcira les lignes électriques, mais causera davantage d’opposition. Dans un avenir « tout à l’éolien », on peut penser que les promoteurs iront également piger dans le gisement venteux des territoires plus nordiques.

Bernard Saulnier, un chercheur retraité qui a consacré sa carrière à l’énergie éolienne au sein de l’Institut de recherche d’Hydro-Québec, tient à relativiser l’emprise réelle sur le territoire d’un déploiement intensif de l’énergie éolienne. « Avec la filière éolienne, l’usage du territoire demeure essentiellement conservé, signale-t-il. On peut continuer de faire de l’agriculture ou de la foresterie en dessous. » Souvent, l’artificialisation du sol ne dépasse pas 1 % du territoire occupé par le parc éolien entier.

Pour aller plus loin

L'ensemble des textes de notre dossier Notre territoire en 2050

Du soleil et de l’eau

Quel sera l’effet des autres filières énergétiques sur le territoire québécois en 2050 ? A priori, l’énergie solaire n’y est pas promise à un brillant avenir. Des panneaux photovoltaïques pourraient éclore sur les toits de certains bâtiments. Toutefois, les chances de voir des « champs » de panneaux solaires, comme ailleurs dans le monde, sont minces. L’énergie solaire s’accorde mal aux besoins en pointe, lors des grands froids. À 18 h en janvier, il fait noir…

Reste l’éléphant dans la pièce : l’hydroélectricité. Le premier ministre, François Legault, cultive le rêve de figurer parmi les bâtisseurs de barrage du Québec. La plupart des spécialistes estiment cependant que le potentiel hydraulique de la province est moins alléchant qu’auparavant. Du point de vue de l’acceptabilité sociale, il serait difficile de créer d’aussi grands réservoirs que par le passé : l’effet « batterie » des éventuelles centrales hydroélectriques serait donc moins intéressant. Par ailleurs, les « bonnes » rivières qui restent sont de plus en plus reculées, ce qui hausse les coûts de construction.

On peut donc imaginer qu’en 2050, il n’y aura que très peu de nouvelles grandes centrales hydroélectriques, voire aucune. Ce n’est toutefois rien pour rassurer André Bélanger, le directeur général de la Fondation Rivières. « Ce qui m’inquiète en ce moment, c’est la course en avant, vers toujours plus de production énergétique. Et la résistance citoyenne qui va apparaître lorsqu’on aura des éoliennes partout. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on ne se pose pas les bonnes questions comme société, en ce moment », affirme-t-il, en plaidant pour un changement de nos modes de vie.

Parmi les complexes hydroélectriques qui pourraient voir le jour dans les prochaines décennies, M. Bélanger cite la rivière du Petit Mécatina (Côte-Nord) — où Hydro-Québec mène justement des études préliminaires —, la rivière Magpie (Côte-Nord) et la Grande rivière de la Baleine (Baie-James). Si jamais ce dernier projet allait de l’avant, le territoire assez plat de cette région impliquerait l’inondation de près de 1700 km2. Les Cris se sont vivement opposés à ce projet à la fin du XXe siècle, et rien n’indique qu’ils auraient changé d’idée.

La Fondation Rivières s’est récemment appliquée à comptabiliser les « grandes rivières sauvages » du Québec qui relèvent, selon elle, du « patrimoine mondial ». Les critères retenus : ces cours d’eau doivent avoir un débit d’au moins 1000 m3/seconde, une longueur d’au moins 100 km et un bassin-versant d’au moins 1000 km2. On retrouve 48 de ces grandes rivières, et 23 sont déjà entravées par un barrage. Si jamais les gens se « braquaient » contre les éoliennes près de chez eux, on pourrait artificialiser d’autres de ces joyaux d’eau vive, craint M. Bélanger.

« Si on fait juste ajouter des éoliennes, du solaire et des barrages, les Québécois vont vite se rendre compte que ça coûte cher, que ça occupe de l’espace, que c’est difficile à faire accepter socialement, et qu’il y a des impacts sur la nature. Si on était un peu plus responsables, on irait vers des solutions d’efficacité énergétique », suggère M. Pineau. De quoi voir un autre paysage en 2050.

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